par
Wim van Binsbergen

Kazanga: Ethnicite en Afrique entre Etat et tradition

 

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Kazanga: Ethnicite en Afrique entre Etat et tradition

publie dans : Binsbergen, W.M.J. van, & Schilder, K., red., Perspectives on Ethnicity in Africa, special issue ‘Ethnicity’, Afrika Focus, Gent (Belgie), 1993, 1: 9-40

par : Wim van Binsbergen

Centre d’Etudes Africaine, B.P. 9555, 2300 RB Leyde, Pays-Bas/

Departement d’Anthropologie et de Sociologie de Developpement, Universite libre d’Amsterdam

Summary

The production of cultural forms at the interface between a rural-based tradition and the state is a familiar aspect of ethnicity in contemporary Africa. This paper seeks to identify some of the characteristics of this process, whose products are too often misunderstood, and cherished, as ‘authentic’ forms of ‘tradition’. Highlighting the role of ethnic brokers, of the modern mass media, and of a model of commoditified ‘performance’ as an aspect of contemporary electronic mass culture, the argument explores the production of expressive culture in the context of the Kazanga cultural association and its Kazanga annual festival among the Nkoya people of central western Zambia since the early 1980s, against the background of Nkoya ethnicity and Nkoya expressive and court culture since the 19th century.

key words: associations, brokers, commoditification, dance, ethnicity, festivals, music, Nkoya, state, Zambia

1. Ethnicite [1]

Un aspect tres ancien et probablement universel de la condition humaine est le fait que nous donnons des noms [2] non seulement a des formes non humaines et a des individus humains, mais aussi aux relations suivant lesquelles nous nous organisons.[3] Les membres d’une societe locale definissent generalement la relation sociale propre a l’aide d’un nom propre et, en tous cas, attribuent des noms a d’autres communautes. Bien que souvent vague, une telle nomenclature cree une ordonnance dramatique a l’interieur du champ social que se partagent plusieurs communautes. L’attribution d’un nom particulier qui ne s’applique pas au propre denie a l’autre la possibilite de differer du propre seulement d’une facon graduelle. L’opposition est absolutisee verbalement par le nom et est soumise en principe a la rigueur du dendrogramme et des oppositions binaires qui jouent un role si important dans la pensee humaine. [4] En nommant l’autre categorie ‘A’, l’ensemble propre s’identifie en tous cas comme ‘non A’.

Chaque societe comprend de nombreux ensembles humains portant un nom, comme par exemple les communautes locales, les groupes de parente, les groupes de production, les elements d’un appareil administratif, les cultes et les organisations benevoles. Nous ne voudrions appeler ces ensembles ‘groupes ethniques’ qu’en presence de certaines caracteristiques supplementaires: si l’appartenance individuelle est primairement empruntee au droit de naissance (ascription); si l’ensemble humain se distingue consciemment et explicitement d’autres ensembles voisins similaires par des differences culturelles specifiques; et si les membres s’identifient les uns aux autres sur la base d’une conscience d’une experience historique commune. L’ethnicite’ est alors la totalite des processus par lesquels les hommes structurent le large champ social et geographique dans lesquels ils sont impliques en un champ ethnique, sous reference des groupes ethniques qu’ils distinguent.

La nomenclature ethnique est un processus social complexe ayant droit a une recherche specifique. Cette idee n’est pas en vogue depuis tres longtemps en anthropologie. Jusqu’au milieu du vingtieme siecle, les chercheurs utilisaient des noms ethniques comme etiquettes pour marquer des unites de culture et d’organisation apparemment evidentes: des recherches ont ete faites a l’interieur, mais la delimitation elle-meme a ete a peine problematisee. Ce n’est que dans les annees 1960 que la notion de ‘tribu’, comme expression ethnocentrique et reifiee d’un groupe ethnique a l’interieur d’un champ ethnique mondial mais a l’exterieur de la civilisation politiquement dominante, a ete soumise a une critique approfondie.

On a beaucoup ecrit depuis sur le developpement et le declin de la notion de tribu en Afrique dans le cadre des processus politiques et economiques qui se sont deroules sur ce continent depuis la fin du dix-neuvieme siecle.[5] Mais nous en savons encore tres peu pour l’instant sur les processus de transformation symbolique et culturelle dont a use l’ethnicite dans ce contexte. C’est la question que je voudrais soulever ici.

2. Identite ethnique et mediation ethnique

Le terme d’identite’ est tres souvent utilise dans le cadre de l’ethnicite et des recherches sur l’ethnicite. [6] L’identite’ peut se definir comme etant la perception socialement construite du moi en tant que membre du groupe. Chaque personne joue plusieurs roles dans plusieurs groupes et a, de ce fait, une multiplicite d’identites formees au cours de sa socialisation comme membre de ces groupes.

Le developpement d’un groupe ethnique en Afrique, en tant que projet, consiste generalement dans le lancement d’une nouvelle identite et dans sa mise en place dans la personnalite des membres vises. Le projet d’ethnisation presente l’identite ethnique (exprimee par le nom de groupe) comme une identite ultime, dominante et ancree au plus profond, devant comprendre toutes les autres identites que l’on a acquises en tant que membre de la societe locale.

L’ethnicite comprend notamment un processus de prise de conscience dans le cadre duquel des identites diffuses sont regroupees sous le denominateur d’une seule identite ethnique, marquee d’un nom specifique. Le nom est construit comme limite culturelle, et la culture est reconstruite pour s’inscrire a l’interieur de cette limite et fournir des attributs culturels distinctifs. La conjugaison et le rearrangement des identites transforment l’experience personnelle du moi et du monde: la decouverte de ‘je suis – flamand, azeri, yoruba, nkoya, etc.’ offre une perspective de classification dans laquelle l’impuissance, l’alienation et les privations vecues dans de nombreuses situations apparaissent sous un jour nouveau – l’espoir que cette auto presentation ethnique transformera ces experiences negatives en leur contraire. Ainsi, l’ethnicite presente de nombreux paralleles avec d’autres phenomenes ideologiques comme le nationalisme, le reveil de la conscience de classe, la conversion et le renouveau religieux.

L’ethnicite presente une dialectique remarquable que je suis enclin a considerer comme son moteur. [7]La structure logique de la nomenclature est encore durcie par ascription et se pretend inconditionnelle, delimitee, inevitable et intemporelle ; [8]en revanche, la construction d’une culture coincidant a la limite de groupe, de symboles culturels distinctifs et d’une conscience historique partagee, et le fait d’une appartenance partiellement non ascriptive – bref, la mise en place concrete de l’ethnicite dans le temps, signifient flexibilite, choix, faisabilite et changement recent. Ces deux aspects absolument contradictoires sont mis en question dans l’ethnicite. Cette dialectique rend l’ethnicite apte par excellence a jouer un role de mediateur dans les processus de changement entre des relations sociales structurees fondamentalement differentes, notamment entre le niveau local d’un cote, et Etat et les larges structures economiques de l’autre.[9] Le nom ethnique et le principe d’ascription donnent l’image d’un ensemble humain delimite. Ainsi, l’integration dans l’ensemble plus grand et autrement structure n’est pas un probleme que l’individu vulnerable et seulement prepare a la communaute locale doit resoudre seul, mais devient l’objet d’une action de groupe. Un ensemble humain est structure vers l’interieur en groupe ethnique par la creation d’un bagage culturel qui forme en soi un enjeu important dans la negociation entre le groupe ethnique en developpement et le monde exterieur. On se distancie des groupes ethniques concurrents en mettant un accent strategique sur des elements culturels et linguistiques; et a un niveau plus large d’organisation socio-politique, on essaie d’obtenir de Etat des avantages politiques et economiques par la reconnaissance etatique du bagage ethnique construit.

Ce processus permet au groupe ethnique de s’articuler de plus en plus comme tel. Mais, bien que toutes les personnes impliquees dans ce processus soient egales en tant que detenteurs de l’identite ethnique, le contact avec le monde exterieur, en particulier dans le cas ou il est couronne de succes, engendre de nouvelles inegalites a l’interieur du groupe. La mediation se deroule par l’intermediaire de mediateurs politiques, economiques et ideologiques qui (par plus de savoir, d’education, d’experience, de contacts politiques et de moyens de les entretenir) savent mieux que les autres membres du groupe mettre a profit les possibilites offertes par le monde exterieur.[10] Ces mediateurs developpent la direction du groupe ethnique en un instrument de pouvoir qui va dans deux directions:

– vers le monde exterieur, ou l’on se procure des ressources en echange de l’ordonnance effective du domaine local ;[11]

– et a l’interieur du groupe ethnique, ou les mediateurs eclusent de facon limitee les ressources acquises a l’exterieur en echange d’une autorite interne, d’un prestige et d’un controle de la production au niveau local.

Dans ce contexte de mediation entre la communaute locale et le monde exterieur, le propre en tant que propre devient problematique et l’assertion de la culture ‘traditionnelle’ et ‘authentique’ (mais en fait reconstruite) apparait comme une tache importante et une source de pouvoir pour les mediateurs. Les associations, publications et manifestations ethniques organisees par les mediateurs, comme par exemple les festivals, constituent dans ce processus une formule largement repandue et eprouvee.

L’insistance sur l’identite ethnique produit des revendications ideologiques fortes pour lesquelles le monde exterieur manifeste parfois plus de sympathie que de comprehension analytique. On ne les reconnait pas comme etant un produit strategique et rhetorique recent, mais on les idealise (comme le font les mediateurs ethniques eux-memes) comme etant l’expression courageuse d’une identite ineluctable, acquise par socialisation pendant l’enfance et qui resiste desesperement a l’assaut du monde exterieur. Dans la pensee actuelle sur l’aide au developpement, on concede une place certaine a de telles expressions culturelles.

S’agit-il vraiment ici de la mediation d’une tradition profondement ancree? Les processus ethniques ont-ils droit, de ce fait, a la sympathie et a l’appui que nous sommes enclins, dans un monde en plein changement, a donner a un bien culturel menace? Comment ces expressions ethniques rendent-elles manifestes les details du processus de negociation entre le monde exterieur et la communaute locale? Comment de nouvelles inegalites y trouvent-elles une expression? Y a t-il des arguments a trouver pour la these classique des chercheurs et hommes politiques marxistes selon laquelle le processus ethnique produit une fausse conscience qui masque aux participants l’exploitation sous-jacente, interpretable en termes de classe? [12] Que nous apprend l’analyse du processus de negociation ethnique sur le large systeme politique et economique actuel dans lequel il s’insere?

A present, je vais porter temoignage d’une fete ethnique au coeur de l’Afrique, a laquelle ces questions s’appliquent par excellence.

3. Developpement des Nkoya en groupe ethnique et l’association culturelle ‘Kazanga’ [13]

Depuis 1988, une ceremonie remarquable, appelee Kazanga, a lieu chaque annee le 1er juillet a Shikombwe, dans le district de Kaoma, dans l’Ouest de la republique de Zambie.

Shikombwe est le village principal de Mwene Mutondo. Mwene signifie ‘roi’. Shikombwe se reconnait comme residence royale a sa lilapa, palissade de roseau soutenue par des poteaux appointes et reservee aux rois. L’interieur se compose d’un tres simple appartement de quatre pieces qui sert de palais royal, d’un hall d’audience en roseau et d’un auvent sous lequel les instruments de musique de l’orchestre royal – regales les plus en vue – sont mis a l’abri et joues deux fois par jour. Sur un grand espace libre situe hors de l’enceinte, se trouve le palais de justice moderne devant la porte duquel se dresse un manche a drapeau grossierement taille sur lequel les agents de police designes a la cour royale, les kapasus, hissent chaque jour le drapeau zambien. C’est ici que se deroule le festival. Les residences des courtisans et des membres de la famille royale sont situees autour de ces deux places centrales. Un chemin de sable long de quinze kilometres relie le village a la route bitumee qui mene au centre de district Kaoma, appele Mankoya jusqu’en 1969, situe vingt kilometres plus loin. Mongu et Lealui sont deux centres gouvernementaux, l’un moderne et l’autre traditionnel, de la Province occidentale (l’ancien Barotseland) [14]dont fait partie le district de Kaoma et sont situes a deux cents kilometres a l’Ouest; Lusaka, la capitale nationale de la Zambie, est a quatre cents kilometres a l’Est. Le territoire de Mutondo, dont la superficie est egale a celle de quelques departements francais, est couvert d’une savane fertile parsemee de hameaux habites par des petits paysans. De nombreux habitants se considerent comme des sujets de Mutondo, comme Nkoya, et parlent de preference mais rarement uniquement la langue nkoya; d’autres se comptent parmi les Lozi, groupe dominant dans l’Ouest de la Zambie, ou parmi les groupes de migrants qui ont massivement quitte l’Angola depuis le debut du vingtieme siecle: surtout les Luvale [15] et les Luchazi.

Mutondo emprunte son statut royal a un royaume que ses ancetres, dissidents de l’illustre royaume lunda dans le Sud du Zaire, fonderent dans cette region au dix-huitieme siecle. A l’origine [16] nom d’un bois qui entourait le confluent des fleuves Zambeze et Kabompo, le nom nkoya est passe au groupe dynastique. A l’interieur de la continuite culturelle de la region, ‘nkoya’ ne designait pas une culture particuliere et delimitee; les Nkoya n’etaient pas encore constitues en groupe ethnique. Devenus tributaires du roi de Barotseland au milieu du dix-neuvieme siecle, Etat et les sujets de Mutondo ont ete integres en 1900 en tant que ‘tribu soumise aux Lozi’, sous le nom de Mankoya, a Etat colonial qui deviendrait en 1964 la Zambie independante. Mutondo devint alors un titre eminent dans l’aristocratie lozi. Actuellement, la cour est toujours retribuee par Etat national, dans le cadre des accords qu’il conclut en 1900 et 1964 avec le roi lozi.

Neanmoins, les relations Lozi-Nkoya sont vecues par ces derniers comme etant antagonistes et humiliantes, en particulier sous Etat colonial. Celui-ci laissa une grande liberte au gouvernement indigene lozi. Le district de Mankoya soupira sous la dominance lozi. Hormis Mutondo, un seul autre souverain apparente de la region, Mwene Kahare, survecut au processus d’incorporation dans Etat lozi. Les nombreux autres dignitaires furent remplaces par des gerants lozi. Deux rois intimement lies a la dynastie Mutondo, Mwene Kabulwebulwe et Mwene Momba, deplacerent a temps leur siege hors du Barotseland; ils etaient reconnus depuis le debut par Etat colonial mais ne partageaient pas, bien sur, la subvention accordee aux Lozi. [17]

Les annees decisives pour le developpement des Nkoya en groupe ethnique conscient de soi ont ete 1937, lorsque le roi lozi crea une dependance de sa cour pour gerer au niveau du district l’autorite des chefs locaux, la justice et les finances, et 1947, lorsque Mutondo Muchayila fut destitue par le roi lozi et exile pour dix ans pour cause de rebellion. A la meme epoque, Johasaphat Shimunika, le premier pasteur autochtone de l’Eglise evangelique de Zambie [18][waar is noot 17], traduisit le Nouveau testament et les Psaumes [19]dans la langue locale qui serait appelee egalement ‘nkoya’. Malgre les efforts de Eglise, cette langue, dont les usagers representaient moins de 1% de la population zambienne, ne parvint pas se faire reconnaitre, on le comprend, dans l’enseignement et les medias: outre l’anglais qui est la langue officielle, la Zambie reconnait deja sept langues regionales parmi lesquelles le lozi. De plus, dans les annees 1950-60, Shimunika mit par ecrit les traditions orales, ce qui dota l’identite nkoya en developpement [20]d’un passe glorieux. Dans sa tentative pan-nkoya, il impliqua expressement, aux cotes de Mutondo, les rois Kahare, Kabulwebulwe et Momba et leurs sujets, et declara la dominance lozi historiquement illegitime.

Les Nkoya en formation virent la lutte pour l’independance nationale comme une occasion de mettre fin a la dominance regionale lozi. Ainsi, ils se tinrent a l’ecart, les premieres annees, de Etat national domine par le Parti pour l’Union nationale pour l’independance (UNIP), parti domine localement par les Lozi. Grace au recul des Lozi dans la politique nationale a partir de 1969 [21] et a la discorde qui regnait dans le district parmi les electeurs luvale et luchazi, les Nkoya obtinrent, aux elections generales de 1973, leur premier et unique siege au parlement et au ministere. Effraye par le tribalisme, le gouvernement reagissait toujours de facon extremement negative aux expressions de l’ethnicite nkoya. A la meme epoque, un grand projet de developpement fut entrepris dans l’Est du district. Les villageois en profiterent a peine, contrairement a certains fermiers entreprenants qui affluerent des autres districts et aux membres (etroitement apparentes) de l’elite politique moderne et traditionnelle des Nkoya. Cette elite eveilla l’enthousiasme et la loyaute des villageois grace a la formulation de buts ethniques tels que l’augmentation des subventions aux rois reconnus, la reinstallation des chefferies disparues, et le plaidoyer pour la langue nkoya dans les medias et l’enseignement. Sous sa direction, le developpement des departements locaux UNIP rendit l’expression de l’ethnicite nkoya acceptable pour Etat central. Pour la premiere fois, l’hymne national et les chants de lutte UNIP retentirent en langue nkoya.

Depuis le debut du vingtieme siecle, la vie des habitants de cette region ne se deroulait pas seulement dans les villages mais aussi dans les fermes, les mines et les regions urbaines de Zambie, du Zimbabwe et d’Afrique du Sud. Pendant longtemps, la composante urbaine de la communaute villageoise ne fut pas formalisee en association ethnique comme il en prosperait tant dans la Zambie coloniale. Ce n’est qu’en 1982 que ‘l’association culturelle Kazanga’ fut fondee en tant que personne juridique formelle, sous le parrainage du ministre nkoya. L’initiative etait due a une poignee de compatriotes d’age moyen qui, malgre tous les handicaps, s’etaient transformes de migrants cycliques peu assures en cadres moyens de la capitale. L’enthousiasme de plus en plus evident pour l’identite nkoya assurait a ces citadins des relations etroites avec l’elite politique du district et une nouvelle credibilite aux yeux des villageois dont ils s’etaient distingues par leur position de classe et leur urbanisation. Ils reprirent les buts ethniques cites. Cependant, l’objectif principal de Kazanga etait la propagation, grace a un festival annuel du meme nom, de la culture locale qui, bien szr, recut l’etiquette ‘nkoya’. Du nom d’un bois, le mot nkoya s’etait etendu, par l’intermediaire du nom dynastique et du nom de district, a un groupe ethnique represente dans plusieurs districts, a une langue, a une culture et a un projet culturel qui devait faire reconnaitre ce nouveau groupe au niveau regional et national.

4. Le festival Kazanga de 1989

Je vais me limiter maintenant a la description du festival Kazanga de 1989, sur lequel je dispose de donnees detaillees.

Sur le terrain libre pres du palais de justice, sont installes pour les spectateurs des auvents de roseau et deux loges: l’une pour les rois et l’autre, voisine mais separee par un paravent de roseau, pour une poignee de dignitaires Etat, parmi lesquels deux ministres. [22] La strategie bilaterale de la mediation ethnique ne pouvait pas mieux s’exprimer: la construction de l’identite ethnique vers la loge royale va de pair, le long d’un axe parallele, avec l’assertion de cette identite vers la loge gouvernementale.

L’absence decevante des medias rend inutile l’installation de dispositifs d’enregistrement speciaux. Neanmoins, les haut-parleurs ne cessent de produire un effet Larsen et ne laissent aucun doute sur le fait que les produits locaux, musique, chant et danse, sont presentes dans une dimension inhabituelle. Une fois les spectateurs installes sur la place de la fete, quatre rois font successivement leur entree theatrale. Les dirigeants du festival ordonnent aux gens de s’agenouiller pour le traditionnel salut royal. Pres du sanctuaire dresse au milieu de la place, un tambour a cordes et une clochette royale font entendre leurs singulieres sonorites. Precede d’un kapasu au pas de parade, le premier roi s’avance sur la place de la fete, suivi d’un cortege qui va en s’elargissant et passe vers l’arriere au pas de danse, et dont les femmes emettent des sons gutturaux stridents. Juste derriere le roi, les musiciens se font presque bousculer par plusieurs dirigeants du festival qui portent un magnetophone a hauteur d’epaule comme si c’etait un reliquaire – chaque aspect de Kazanga devant etre enregistre, au moins de facon auditive. Cette classe moyenne urbaine ne dispose pas encore de cameras videos. Au milieu de la place, quelques membres de l’association Kazanga dansent en se dirigeant vers le roi. Applaudi par la foule, et alors que ses noms honorifiques traditionnels retentissent des haut-parleurs, le roi prend place dans la loge. Apres quelques instants de silence (pendant lesquels d’autres proprietaires de magnetophones a cassettes installent pres des musiciens leurs appareils en position d’enregistrement), la foule applaudit le salut royal, apres quoi les musiciens agenouilles derriere leurs instruments chantent un hymne de leur repertoire. Cette sequence est repetee pour chaque roi.

Outre l’entree des rois, le programme du festival Kazanga, distribue sous forme de stencil, contient les points suivants:

– une partie officielle avec l’hymne national zambien (en nkoya), le discours du president de l’association Kazanga et celui du ministre de la Culture;

– des spectacles de danse par divers groupes et danseurs solos afin de presenter, avec l’orchestre d’accompagnement compose d’un xylophone et de tambours, une carte d’echantillons de la culture expressive nkoya.[23]

5. Kazanga et Etat

La mediation visee par Kazanga s’oriente uniquement verticalement, c’est-a-dire vers Etat, et non pas horizontalement, c’est-a-dire vers les autres groupes ethniques. Le Ministre Junior de la Culture present, Monsieur Tembo, est originaire de l’Est de la Zambie et, comme 99% de la population zambienne, ne connait pas le nkoya. Il y a quelques annees, il aurait simplement prononce son discours en anglais. Mais depuis, beaucoup de choses ont change en Zambie. Ainsi, avant la ceremonie, le ministre s’est fait dicter par Monsieur D. Mupishi, l’un des dirigeants de Kazanga, ancien syndicaliste et marchand de peaux, quelques phrases en nkoya qu’il recite maintenant a l’aide de notes en braille dissimulees dans la poche de son veston. C’est la premiere fois qu’un representant de Etat s’adresse officiellement aux Nkoya dans leur langue. Le succes est ecrasant. Passe rapidement a l’anglais, qui est traduit en nkoya par Monsieur Mupishi, le ministre felicite les dirigeants du festival pour l’excellent accueil qu’ils ont reserve aux hommes politiques et declare que leur mediation ethnique est une reussite. Il fait appel aux anciens pour qu’ils enseignent aux jeunes ‘la signification de Kazanga’, et aux jeunes pour qu’ils manifestent de l’interet. Cette annee, on fete le vingt-cinquieme anniversaire de l’independance zambienne et le ministre rend gloire a Dieu pour ses bienfaits et le president Kaunda pour sa sagesse.

Etat zambien est en faillite et a besoin de tout le soutien possible. Le regime Kaunda touche a sa fin; aux elections democratiques de 1991, l’UNIP sera battue, apres avoir domine Etat pendant pres de trente ans, par une coalition democratique nationale menee par Monsieur F. Chiluba. Pendant la nuit qui preceda le festival Kazanga de 1989, la monnaie zambienne a ete a nouveau devaluee de 100%. Les propos religieux doivent masquer le fait que, sur le plan politique, le ministre n’a plus rien a dire. Mais ce n’est pas necessaire non plus. A la lumiere de l’humiliation subie pendant la periode coloniale et des defiances premieres entre les Nkoya et Etat postcolonial, la confirmation inconditionnelle que donne Ministre Tembo de l’ethnicite nkoya par Etat est plus que suffisante pour le public.

Analysons maintenant les details du processus de mediation ethnique comme il se deroule lors du festival Kazanga.

6. Selection et transformation culturelles au festival Kazanga

Essentiel pour la mediation ethnique est le fait que la tache des mediateurs se caracterise non seulement par une organisation devouee, mais aussi par une selection et une transformation culturelles.

En Zambie, comme dans presque tous les pays du monde moderne, la vie publique et la culture politique nationale sont dominees par les medias, en particulier par la radio et la television. La mediation ethnique vers le monde exterieur cherche donc a acceder aux medias et, pour ce faire, les festivals sont un moyen eprouve. Il s’ajoute a cela deux raisons importantes. Premierement, le district de Kaoma a toujours eu une tradition musicale particulierement riche. [24]Au debut du dix-neuvieme siecle, l’idee d’un orchestre royal a la facon nkoya fut repris de facon permanente par les Lozi. La musique que les Nkoya considerent de bon droit comme leur etant ‘propre’ est donc souvent diffusee par les medias zambiennes – mais comme attribut du pouvoir lozi abhorre. Deuxiemement, la principale expression publique du pouvoir lozi est la ceremonie Kuomboka qui se tient chaque annee en avril a l’occasion du demenagement du roi, en chaloupe de gala, de sa residence d’ete a sa residence d’hiver. Kuomboka jouit depuis un siecle de la grande attention des medias et des hauts dignitaires. Le festival Kazanga se veut etre la reponse nkoya a Kuomboka, tout comme l’association Kazanga, avec ses T-shirts imprimes pour ses membres, tente d’imiter l’association lozi beaucoup plus riche, plus puissante, plus nombreuse et plus efficace qui rend possible le Kuomboka annuel. [25]

Le festival Kazanga est ainsi une nouvelle forme strategiquement choisie. De quelle maniere selectionne-t-il et transforme-t-il la culture locale existante? Le cadre etroit de cet article m’oblige, helas, a passer sur le fait que le festival Kazanga se fonde sur un exemple du dix-neuvieme siecle qui toutefois se limitait a un seul roi; et nous pouvons seulement constater qu’au milieu de ses rois, le festival moderne – grace en partie a un sanctuaire construit a neuf pour ses seuls ancetres – eleve Mutondo a une position de seniorite a laquelle il ne peut pretendre traditionnellement. En tant que forme de mediation ethnique, Kazanga vise a presenter une carte d’echantillons de la culture nkoya. A quoi pourrait ressembler une telle carte, vu les formes courantes de culture expressive dans la situation villageoise?

7. Culture expressive au festival Kazanga

7.1. Culture expressive dans la situation villageoise

La musique et la danse locales nkoya sont depuis deux siecles un modele pour toute la Zambie occidentale. La richesse dans ce domaine contraste avec la quasi-inexistence des arts plastiques et de l’architecture ornementale. [26]La plupart des formes de culture expressive sont liees a des situations specifiques: initiation des adolescentes, mariage, guerison, transmission du nom, ascension au trone, execution musicale biquotidienne de l’orchestre royal, fetes de la guilde des chasseurs. De plus, un repertoire de fete qui suit le gout du jour divertit ceux des villageois qui participent a ces situations dans des roles non specialises. Chaque membre de la communaute a le droit et la competence de se servir publiquement de presque tout le repertoire. Une pure consommation de musique et de danse, excluant toute possibilite de participation active propre, n’existe qu’a l’egard de l’orchestre royal. Dans les autres occasions, de nombreuses voix et textes legerement divergents retentissent cote a cote en polyphonie, et pour les formes de danse, on peut aussi parler, par analogie, de ‘polychorie’. [27]

Il n’est jamais question de regie, d’orchestration ou de choregraphie. Les musiciens, les chanteurs et les danseurs se remplacent a leur guise. Les dirigeants, hommes et femmes, veillent seulement a ce que les eventuels roles solos ne soient pas trop ecrases par la foule. Selon l’endroit et l’epoque, ces expressions sont naturellement integrees dans l’espace social et geographique du village. Elles forment souvent un element de la vie du village et des individus qui le composent.

Comme structure des activites, le domaine musical et dansant fournit pendant de nombreuses heures, et parfois meme plusieurs jours, des situations d’articulation libre et souvent virtuose de l’individu en tant que membre d’un groupe qui, reuni pour une production symbolique, coincide en grande partie au groupe local dans lequel ont lieu la production et la reproduction materielles. Le domaine expressif forme, sans aucune exageration, le pivot de la societe villageoise. [28]

7.2. Culture expressive au festival Kazanga

Que retrouve-t-on de tout cela dans Kazanga nouveau style? Beaucoup moins que l’on peut s’y attendre si l’on considere ce festival comme etant une expression authentique de la tradition.

Le festival est domine par ‘la performance’ en tant que dimension cosmopolite construite de la production symbolique. La performance peut se decrire comme suit: c’est une activite specialisee, structuree et standardisee dans les moindres details par une regie; detachee dans l’espace et le temps du contexte usuel de production et de reproduction materielles; et presentant une separation tres nette entre (a) les dirigeants, (b) les producteurs directs c’est-a-dire les executants, et (c) la foule des consommateurs reduits a l’incompetence et a la non participation productives.

Une telle forme de production nie les caracteristiques du domaine expressif dans la societe villageoise. Elle offre une matrice dans laquelle des elements detaches sont inseres et remplaces a souhait; ces elements sont transformes en objets et consommes pour acquerir, au milieu d’autres performances similaires, une valeur marchande dans le monde exterieur considere comme un marche de produits ‘performatifs’. Les elements composant la performance sont empruntes a un idiome local mais fonctionnent dans un contexte et d’une maniere tellement differents que l’idee de continuite par rapport a la tradition n’est pas soutenable.

Examinons de plus pres les trois roles de dirigeant, d’executant et de spectateur, a commencer par ce dernier.

Sous les instructions assourdissantes diffusees par les haut-parleurs, les spectateurs debout le long de la place de la fete supportent assez bien leur passivite. Ils acclament avec enthousiasme l’entree des rois et la plupart des spectacles, et beaucoup se balancent involontairement au rythme de la musique. Seules quelques femmes agees revendiquent leur droit de danser et de chanter a pleins poumons. Leurs mouvements de danse sont vifs et impliquent tout le corps sans aucune gene.

Ensuite les executants. Quelques-uns seulement des quinze spectacles presentes le jour du festival sont prepares par de vrais villageois, provenant notamment de la region de Kahare. Ils transmettent leur culture expressive avec un minimum de regie et de choregraphie, dans leurs habits de tous les jours, et la plupart pieds nus. Mais leur participation ne tient pas a une raison evidente qui se serait imposee dans l’espace et le temps de leur village, mais au fait qu’ils sont cooptes par des mediateurs ethniques. Dans ces periodes difficiles, la perspective d’un rendement monetaire est allechante, et ils sont profondement decus apres le festival de rentrer chez eux avec seulement l’argent pour s’acheter un paquet de cigarettes.

Les autres executants sont des danseurs solos qui incarnent un bouffon de cour, un chasseur ou un guerrier traditionnels, et sont couverts de parures que l’on n’avait pu admirer depuis bien longtemps, ainsi que quatre petits groupes de danse feminins: deux originaires d’une ecole de village, un constitue de membres feminins de l’association Kazanga a Lusaka, et un autre compose de deux jeunes villageoises interpretant la danse de la kankanga qui clot l’initiation des adolescentes. Ces dernieres sont conduites sur la piste de danse, courbees sous une couverture selon la coutume, mais elles ne sont nettement plus des kankangas: leurs seins sont bien developpes et recouverts, contre la tradition, de soutiens-gorge blancs; ces femmes n’ont rien de la grace timide et craintive d’une debutante, mais elles agitent avec elegance des petits foulards blancs a la fin de leur danse. Pendant la danse, les citadines se reconnaissent facilement: elles portent des chaussures, leurs cheveux sont couteusement coiffes, certaines ont des lunettes de soleil et toutes portent au-dessus du pagne, qui est une concession incontournable au gout villageois, le meme T-shirt blanc imprime avec l’inscription ‘KAZANGA 1989 – NKOYA CULTURAL CEREMONY’. Leur inhibition motorique renvoie aux conceptions de la classe moyenne occidentale et au christianisme cosmopolite: ceci reflete une tentative indeniable de construire une culture ethnique acceptable par une societe plus large, dans ce sens aussi qu’elle ne confirme pas les stereotypes de ‘paganisme’ et de ‘primitivite’. Les femmes de chaque groupe de danse sont toutes habillees de la meme facon et s’efforcent de faire toutes ensemble les memes mouvements et pas de danse, selon des figures geometriques en forme de cercle et de ligne. En consequence, leur performance acquiert une unite sans relief, une predictibilite et une pauvrete de forme en opposition flagrante avec leur culture expressive traditionnelle. La danse des citadines est coordinee par un danseur qui, certes, porte des vetements feminins, une perruque blonde en nylon (!) et des claquettes aux jambes mais qui, a nouveau chose impensable dans la situation villageoise, ne cesse de mettre l’accent sur son autorite masculine sur les femmes qui dansent et chantent. Il danse aussi avec les autres groupes feminins, meme avec les fausses kankangas.

Au niveau des executants, Kazanga exprime des oppositions qui, malgre la tentative d’unite pan-nkoya, font eclater le groupe ethnique en camps opposes: oppositions entre styles de vie citadin et rural, entre classes, entre hommes et femmes et entre religion autochtone et christianisme. [29] Ces oppositions sont, chose etonnante, a peine masquees symboliquement; au contraire, la subordination au groupe dominant (citadins, classe moyenne, hommes) est rendue plus explicite encore. Une interpretation en termes de ‘mauvaise conscience masquante’ ne peut avoir sa place ici.

Enfin les dirigeants. Nous en avons deja rencontre certains en train de danser en T-shirt, de prononcer des discours, de diriger le programme du festival et de donner au microphone des instructions au public. Outre le T-shirt, le costume cravate est leur parure caracteristique. Toujours reconnaissables comme une categorie a part, ils deliberent continuellement et sans signes de friction, pres du microphone, avec les dignitaires a la cour de Mutondo en tenue similaire – auxquels ils sont souvent apparentes. Leur comportement a l’egard des hommes politiques nationaux est moins desinvolte, et beaucoup retombe sur les epaules de Monsieur Mupishi qui accompagne les invites de haut rang et souffle des formules diplomatiques a ses coadministrateurs. Aucun des leaders cravates ne se laisse tenter a danser ou a faire le salut royal, – leur role de mediateur semblant exiger une distance superieure par rapport au produit offert.

7.3. La dimension performative comme monnaie d’echange vers le monde exterieur.

La dimension performative de Kazanga est une formule cosmopolite importee avec une force politique et ideologique considerable, depuis le debut du siecle, dans le district de Kaoma, par la mission et l’enseignement et promue ensuite par Etat postcolonial a l’occasion de la celebration des fetes nationales, de la presentation des spectacles agricoles, etc. Rien d’etonnant donc a ce que cette formule facilite la mediation vers Etat qui s’appuie lourdement, pour sa propre legitimation, sur la production culturelle performative. [30] La performance formalisee, contact unilateral qui ne s’enracine plus dans une pratique de production et de reproduction materielles mais qui reduit le groupe cible a une incompetence passive, n’est qu’une metaphore de la relation entre Etat moderne et le citoyen. La formule performative parvient quotidiennement aux consommateurs zambiens par l’intermediaire de la radio et de la television et va des spectacles de la Troupe nationale de danse a la serie televisee nord-americaine ‘Dallas’ en passant par les hit-parades internationaux de musique pop. C’est la formule de la culture de masse actuelle, propagee a l’echelle mondiale par les medias electroniques. C’est cette partie de l’experience africaine actuelle qui rejoint et meme correspond a notre experience propre, similairement structuree en tant que consommateurs de medias et de culture occidentale sur un marche de produits symboliques commercialises, diriges et alienes, et parmi lesquels on trouve d’ailleurs de plus en plus de produits africains modernes.

Les ressources electroniques (representees a Kazanga par les haut-parleurs et les magnetophones), trahissent le mode de production capitaliste dominant a l’echelle mondiale dont les caracteristiques essentielles sont la separation entre les producteurs directs et leur produit, l’alienation qui en derive, le marche comme base principale de formation des valeurs et l’accent mis sur la standardisation et l’interchangeabilite – comme s’il s’agissait d’un produit industriel ou d’un ouvrier. Ces caracteristiques sont si evidentes a Kazanga [31] que le festival doit etre vu comme une mediation non seulement entre la communaute locale et Etat, mais aussi entre la production non capitaliste de cette communaute et le mode de production capitaliste.

8. Conclusion

Un chercheur non prepare qui, lors de sa recherche sur le terrain dans le district de Kaoma, se heurterait au festival Kazanga, serait sans doute enclin a considerer le phenomene comme un element integrant de la culture locale et negligerait les nombreuses implications politiques et culturelles du processus de mediation ethnique. Cependant, les etudes anthropologiques faites dans le district au cours des vingt dernieres annees offrent une pierre de touche pour ce qui est presente aujourd’hui comme etant la ‘culture nkoya traditionnelle’. Kazanga ne semble en aucun cas etre l’expression d’une identite culturelle traditionnelle bien definie. Il represente l’abandon des identites locales diffuses en echange de la construction d’une identite ethnique ayant monnaie d’echange vers le monde exterieur du fait que ses produits y sont reconnaissables.

Mon analyse a montre que le festival, dont personne ne nie le caractere extremement recent, est moins base sur une legitimite vers le passe que sur la mediation de la culture locale vers le monde exterieur actuel, ou cette culture est radicalement transformee et ou de nouvelles inegalites sont creees et accentuees.

L’analyse de Kazanga n’offre pas seulement une illustration d’un modele de selection et de transformation culturelles dans un contexte de mediation ethnique – modele qui semble avoir une applicabilite considerable, des mouvements afrikaner et zoulou sud-africains [32]aux modeles d’autorite de la societe multiculturelle neerlandaise. [33] Kazanga souleve une question tres importante dans le developpement actuel vers une societe mondiale. Reste-t-il au bien culturel des societes peripheriques impuissantes du tiers monde un autre avenir que celui d’etre insere, plus ou moins comme folklore, dans le monde exterieur sous une dimension alienee? Le transfert culturel implique necessairement un detachement a l’egard du contexte initial, mais c’est la seule maniere non seulement de documenter et d’expliquer les acquisitions inestimables des innombrables cultures du tiers monde, mais aussi de les incorporer comme faisant partie integrante du patrimoine humain general.

Un facteur important de l’attrait que ces cultures lointaines exercent sur nous, l’une des raisons pour lesquelles chaque generation d’anthropologues occidentaux repart vers l’Afrique, est l’espoir de faire l’experience d’une culture totalement differente dans son contexte, sa cohesion et sa signification, pour la gloire de la culture humaine comme totalite et pour l’enrichissement de notre existence. Une telle tentative est souvent condamnee comme etant romantique et egoiste et se concilie mal avec la subordination qui determine depuis des siecles les relations Nord-Sud. Neanmoins, elle a produit une litterature ethnographique qui reussit souvent a medier entre la communaute locale etudiee et la societe cosmopolite. Au cours du reportage, l’ethnographe se distancie de son experience directe sur le terrain – tout comme Kazanga se distancie du domaine expressif comme il fonctionne au niveau du village. [34] Y a-t-il des conditions sous lesquelles, a Kazanga, dans d’autres formes de traduction culturelle et dans l’ethnographie, ce processus peut se derouler sans jeter le bebe avec l’eau du bain? De ce point de vue, mon analyse de Kazanga est pessimiste.

La reconnaissabilite du propre comme propre est cependant un processus flexible pour lequel le proprietaire n’a pas de compte a rendre aux autres. L’anthropologue constate que la mediation ethnique fournit un produit culturel fondamentalement different de ‘la chose reelle’ – mais, qui deniera aux participants le droit d’etre satisfaits du produit transforme, de s’y reconnaitre, et de l’envoyer dans le monde exterieur? La dimension performative, et plus generalement chaque mediation dans laquelle la structure du monde exterieur cosmopolite est determinante, offre des possibilites de negociation avec Etat et l’economie mondiale qui, vu la dominance de cette derniere, sont peut-etre la seule chance de survie pour les elements culturels locaux. [35]

L’enthousiasme non deguise avec lequel les villageois acclament les rois a leur entree, et avec lequel ils se bousculent pour donner de l’argent meme aux fausses kankangas, suggere qu’ils seraient en desaccord avec la partie de mon analyse de Kazanga qui met l’accent sur les violences faites a leur logique culturelle propre. Leur flexibilite a l’egard des canons traditionnels, leur confiance implicite dans le fait que ce qui compte vraiment n’est pas necessairement perdu malgre la selection, la transformation et le poids des nouvelles inegalites, devraient encourager les anthropologues dans leurs tentatives de mediation intellectuelle des societes locales du tiers monde.

Les phenomenes ethniques dominent le monde d’aujourd’hui et de demain; la lecture des journaux offre, sur ce point, de nombreux exemples concrets. Dans une Europe occidentale en marche vers une unite politique et economique, notre langue et notre culture historique nationales prendront, elles aussi, le caractere d’une expression ethnique a l’interieur d’un ensemble plus grand. Comment avoir prise sur ces processus mondiaux qui sont des manifestations multiples des principaux themes presentes ici: le paradoxe entre l’acriptif invariable et le manipulatif mobilisant; et la formation de pouvoir et d’identite par mediation entre les symboles locaux d’une part et Etat et economie mondiale de l’autre? L’anthropologie peut largement contribuer a notre comprehension par:

– une connaissance detaillee et approfondi des societes locales dans leurs tentatives pour entrer en contact avec le monde exterieur;

– la recherche d’un equilibre entre des theories abstraites et globales, et la lecon qui peut etre tiree, avec beaucoup plus de difficultes, du materiel ethnographique specifique;

– la prise de conscience qu’a cote de l’economie politique [36] et de l’histoire, le domaine symbolique joue un role capital dans les phenomenes ethniques et doit etre approche avec les methodes appropriees;

– la prise de conscience toujours renouvelee et verifiee par la pratique de l’observation participante, du dialogue et de l’identification entre le chercheur et l’objet de sa recherche, qui ouvre la voie vers une science humaine vraiment humaine.

Ces perspectives peuvent s’appliquer de facon fructueuse a l’Afrique – notamment a l’Afrique australe, ou, par exemple, la lutte pour un Etat post-segregationniste en Afrique du Sud, l’hegemonie des Tswana au Botswana [37]et le jeu d’equilibre entre les identites shona, ndebele et europeennes au Zimbabwe [38] requierent un terrain d’etude complexe pour le developpement des themes que je vous ai presentes ici a tres petite echelle.

Traduit du neerlandais par Evelyne Codazzi

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[1] Forme abregee du discours inaugural prononce par l’auteur le 20 mars 1992 a l’occasion de son entree en fonctions comme professeur extraordinaire sur mandat de la fondation Afrika-Studiecentrum a la chaire ‘Ethnicite et ideologie dans les processus de developpement dans le tiers monde’ de la Faculte des Sciences socioculturelles de l’Universite libre d’Amsterdam. Le financement de la traduction en francais a ete pris en charge par le Departement d’Anthropologie et de Sociologie de developpement, Universite libre d’Amsterdam.

[2] Voir Genese 2:19.

[3] Fardon (1987) nie en revanche l’existence d’universaux dans l’etude sur l’ethnicite.

[4] Par exemple Levi-Strauss (1962).

[5] Gutkind (1970); Helm (1968); Godelier (1973), p. 93-131: ‘Le concept de tribu: Crise d’un concept ou crise des fondements empiriques de l’anthropologie?’; Ranger (1982); Vail (1989a, 1989b); Bayard (1989) notamment p. 65-86: ‘Le theatre d’ombres de l’ethnicite’.

[6] Il est impossible de rendre compte ici de l’immense litterature qui couvre les diverses disciplines traitant de l’identite. L’un des auteurs les plus influents est le psychiatre Erikson (notamment 1968). D’importantes etudes d’anthropologie sur l’identite ethnique se trouvent notamment in de Vos & Romanticismes (1975); Horowitz (1975); Jacobson-Widding (1983). Pour notre sujet zambien, voir Ethos and identity (Epstein 1978), qui se distancie de l’accent mis sur la simple classification dans l’etude sur l’ethnicite de son proche collegue Mitchell (1956, 1974). L’approche magistrale de Blacking (1983) accorde une large attention a la culture expressive. Pour une contribution francaise inspirante, voir Amselle (1990).

[7] Pour une opinion similaire, voir Uchendu (1975): 265.

[8] D’anciens chercheurs se sont laisses seduire par cet aspect et ont decrit l’ethnicite en termes d’identite de base (‘primordial identity’), facon de voir avec laquelle Doornbos (1972) en finit une fois pour toutes.

[9] L’anthropologie marxiste traite de la mediation entre de telles relations sociales structurees, fondamentalement differentes, en termes de liaison ou d’articulation des modes de production, voir Geschiere (1982); van Binsbergen & Geschiere (1985a); et references ibidem. Bien que l’etude sur l’ethnicite montre que le domaine symbolique ne peut etre place de facon convaincante dans une relation subordonnee a l’egard de la production et de la reproduction, la perspective de l’articulation de modes de production n’en est pas moins inspirante – voir van Binsbergen (1985).

[10] Le role central de ce type de mediateurs est commente dans une immense litterature anthropologique, dans laquelle Barth (1966) occupe une place classique.

[11] Le monde exterieur dans la mediation ethnique ne comprend pas seulement Etat. Peel (1986) decrit l’identite yoruba comme un projet du dix-neuvieme siecle dans lequel, tout comme pour les Nkoya, un ancien chef Eglise jouait un role capital. Vail (1989b) mentionne, outre les hommes politiques et les chefs Eglise locaux, les chercheurs scientifiques comme mediateurs dans de nombreux processus d’ethnisation en Afrique du Sud; voir Papstein (1989); van Binsbergen (1985). Le processus de mediation est egalement un theme chez Ranger (1982). De recentes etudes d’Afrikaners en Afrique du Sud ont mis en lumiere le role de mediateur ethnique de l’ecrivain – et il existe a cet egard de nombreux paralleles ailleurs en Afrique, comme par exemple Okot p’Bitek, defenseur de l’ethnicite acholi en Ouganda (van de Werk 1980).

[12] Voir Edelstein (1974); Saul (1979); Kahn (1981); van Binsbergen (1985). Le point de vue marxiste domine l’approche de l’ethnicite parmi la population noire sud-africaine. La lutte contre Etat segregationniste comme manipulateur ou meme createur de l’ethnicite noire conduit a la negation de l’ethnicite comme variable independante; elle ne peut etre alors qu’une conscience de classe pervertie (par exemple Simons & Simons (1969); Mafeje (1971); Phimister & van Onselen (1979). Ces dernieres annees, un certain changement est apparu dans cette attitude politiquement comprehensible mais scientifiquement trop reductionniste (par exemple Beinart 1988 qui, dans la biographie detaillee d’un migrant, met aussi en cause les strategies ethniques parmi la population noire).

[13] Des etudes sur le terrain ont ete menees en 1972-1974 dans le district de Kaoma et a Lusaka parmi des migrants originaires de Kaoma, ainsi que lors de brefs sejours finances par l’Afrika-Studiecentrum en 1977, 1978, 1981 et 19J’ai beneficie en 1974-1975 d’une annee d’etude subventionnee par la fondation WOTRO. Pour la societe locale et son histoire, voir van Binsbergen (1981, 1985, 1987a, 1991a, 1991b, 1992a); van Binsbergen & Geschiere (1985b notamment p. 261-270, ‘production at a Zambian chief’s court’); et references ibidem.

[14] Sur les Lozi, surtout connus par les travaux de Max Gluckman, voir par exemple Prins (1980) et les abondantes references ibidem.

[15] Sur les Luvale, voir Papstein (1989) et references ibidem.

[16] Certaines indications (dont je ne peux juger la valeur linguistique) tendent a prouver que le nom Nkoya est plus ancien encore; que c’est une alteration du nom ‘Kola’ qui designait le coeur de la region lunda, berceau de nombreuses dynasties dans le Sud de l’Afrique centrale.

[17] Dans le Nord du Barotseland, le groupe luvale a pu se soustraire en 1940 a l’autorite lozi et former son propre district, place directement sous Etat central; cf. (Papstein 1989); pour l’influence de ce processus sur l’ethnicite nkoya, voir van Binsbergen (1992a): 39.

[18] En fait: ‘Andrew Murray Memorial Mission’, appelee plus tard ‘Africa Evangelical Fellowship’ dont l’eglise missionnaire est devenue independante du point de vue de l’organisation sous le nom de ‘Evangelical Church of Zambia’.

[19] Testamenta (1952).

[20]Anonyme, sans date; et l’ouvrage principal de Shimunika: Likota lya Bankoya, redige par moi en nkoya et en anglais: van Binsbergen (1988a, 1992a). La traduction anglaise dans l’edition de 1992 est de M. Malapa, president de l’association Kazanga jusqu’en 1990, et de moi-meme.

[21] Caplan (1970); Molteno (1974).

[22] En 1989, la loge Etat etait occupee notamment par: Monsieur J. Mulimba, Ministre du Travail, du Developpement social et de la Culture, membre du Comite central de l’UNIP; Monsieur L. Tembo, Ministre Junior de la Culture; Monsieur J. Kalaluka, simple particulier, jusqu’en 1988 membre du parlement pour le district et ministre des Affaires economiques; et Madame S. Mulenga, epouse du gouverneur du district de Kaoma empeche pour raison de sante.

[23] La liste des danseurs solos inscrits au programme comprenait Mwene Mutondo dont la danse royale devait fournir l’un des clous du festival, mais cet element a ete abandonne, soi-disant pour raisons de sante, mais sans doute aussi pour ne pas propager l’hegemonie Mutondo plus explicitement encore que ce n’etait deja le cas (voir paragraphe 7).

[24] Voir Brown (1984); Kawanga (1978); et mes publications.

[25] Voir Brown (1984); van Binsbergen (1987b); et references ibidem.

[26] D’autres recherches sont necessaires pour determiner si cette absence d’arts plastiques est surtout une consequence des influences iconoclastes du christianisme et des mouvements d’anti-sorcellerie actives en pays nkoya depuis le debut du vingtieme siecle. Un eventuel art plastique ancien aurait surtout concerne des objets se rapportant au culte des ancetres et a la magie. Les batons ancestraux dans le sanctuaire Mutondo sont, selon mon experience, uniques dans le district, mais il en existe ailleurs dans le Nord-Ouest de la Zambie – ils seraient en fait largement repandus sur tout le continent africain.

[27] Du grec polu, ‘beaucoup’ et choros, ‘danse’.

[28] Voir van Binsbergen (1991a).

[29] Une opposition theorique evidente et indeniable dans la societe villageoise du district de Kaoma mais qui ne semble pas exprimee par Kazanga est celle entre les anciens (du sexe masculin) et les jeunes. Une reflexion plus approfondie s’impose sur ce point.

[30] T.O. Ranger et R.P. Werbner ont organise en 1986 a Manchester une conference inspirante sur cet aspect des transformations culturelles dans Etat africain postcolonial: ‘Culture et conscience dans l’Afrique du Sud’. Certaines contributions ont ete publiees entre-temps dans le Journal of Southern African Studies; voir aussi Kaarsholm (1989, 1990).

[31] Par exemple: la regie egalisante du vetement et de la motorique, la repression de la polyphonie et de la polychorie, la retribution en argent et la reduction de la plupart des personnes presentes en consommateurs incompetents.

[32] Sur les Afrikaners, voir Moodie (1975); February (1991); Giliomee (1989, 1989); Hofmeyr (1988); sur les Zoulous et les Inkathas, cf. Coquerel (1989); Mare & Hamilton (1987); Marks (1989); Schlemmer (1980).

[33] Les etudes sur la societe multiculturelle neerlandaise accordent surtout de l’attention aux mediateurs ethniques n’appartenant pas aux groupes ethniques en articulation mais au monde exterieur (hollandais) – les ‘gerants’ (Kobben 1983; van Borselen 1985); pour les mediateurs originaires des groupes ethniques, voir van Wetering (1991); van der Burg & van der Veer (1986); Koot & Venema (1985); Bruin (1985) dans l’ouvrage passionnant de Bovenkerk et al. (1985).

[34] Voir Clifford & Marcus (1986); Geertz (1988). J’ai intensivement etudie ces dernieres annees la notion de mediation anthropologique et culturelle entre la communaute locale et le monde exterieur cosmopolite, ainsi que les problemes methodologiques, esthetiques, ethiques et politiques qui lui sont lies; voir van Binsbergen (1985, 1985, 1988b, 1988c), van Binsbergen & Doornbos (1987).

[35] Le dilemme esquisse se trouve a la base de l’affaire Rushdie, ecrivain condamne a mort pour une mediation (dans ce cas litteraire) de l’islam que certains musulmans considerent comme etant trop transformative; Rushdie lui-meme ecrit: ‘Les versets sataniques est un plaidoyer pour un changement par fusion, pour un changement par liaison. C’est une ode a notre moi batard. Tout au long de l’histoire de l’humanite, les apotres de la purete, ceux qui pretendaient posseder une explication totalisante, ont fait des ravages parmi des gens dont la seule faute etait leur incertitude morale. Tout comme des millions d’autres gens, je suis un batard de l’histoire. Il est bien possible que nous tous, noirs, bruns et blancs, nous nous entremelions, comme dit l’un de mes personnages, comme les saveurs a la cuisson’ (Rushdie 1990: 12).

[36] Par exemple Shaw (1986); Rothschild & Olorunsola (1983); Bayart (1989). L’etude abstraite de Shaw est un exemple de ce qu’un projet ethnographique plus modeste peut nous faire eviter; sa generalisation, a savoir que l’expression dominante dans les systemes politiques africains est formee en periodes de croissance economique par l’ethnicite et en periodes de declin economique par la lutte des classes, semble en contradiction avec ce que nous a appris la simple observation participante.

[37] En accord avec l’image officielle du Botswana comme Etat mono-ethnique, peu d’etudes ont ete faites sur les processus ethniques dans ce pays – hiatus que j’espere pouvoir combler dans les annees qui viennent. Ebauches dans Picard (1987); Wilmsen (1989); van Binsbergen (1991b). Comme preparation, j’ai etudie le developpement de perspectives sur les relations raciales, le vecu culturel public et la relation entre Etat et la societe civile au Botswana (van Binsbergen 1990, 1991c, 1992b).

[38] Par exemple Ranger (1989); Schutz (1990).

 

 

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