par
Wim van Binsbergen

Les chefs royaux nkoya et l’Association culturelle Kazanga

dans la Zambie du centre-ouest aujourd’hui

Resiliation, declin ou folklorisation de la fonction du chef traditionnel?

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© 1999-2002 Wim van Binsbergen

Une version anglaise plus complete a ete publiee dans: E.A.B. van Rouveroy van Nieuwaal & R. van Dijk, eds., African chieftancy in a new socio-economic and political landscape, Hambourg/Munster: LIT Verlag, 1999, pages 97-133.

SOMMAIRE:

Le but principal de ce texte est de confronter la these du chef qui s’est maintenu avec un cas-limite rencontre dans la Zambie du centre-ouest. Apres avoir mis en place le cadre descriptif, nous allons examiner en detail la base du pouvoir des chefs et l’espace de manoeuvre qui est le leur. Dans cette situation locale specifique, la base de pouvoir est en voie de declin et les chefs experimentent desesperement de nouvelles strategies qui permettraient leur survivance. Ils sont toujours davantage livres aux mains de nouveaux acteurs sur la scene locale, contre lesquels ils se retrouvent plus ou moins sans defense. L’un de ces nouveaux acteurs confrontants ces chefs est une association ethnique volontaire fondee et controlee par certains de leurs sujets urbanises ayant bien reussi, et qui sont souvent des membres de leur propre parente ou de leur entourage immediat. Cette organisation non gouvernementale s’est revelee etonnamment capable d’etablir un pont entre les politiques indigenes et l’Etat selon un processus d’ethnicisation; de facon graduelle, cependant, la renaissance du statut de chef que cette organisation non gouvernementale a d’abord permise tourne court et conduit, non au maintien du pouvoir du chef, mais a une folklorisation qui le prive de tout impact, si pas a son annihilation pure et simple; il en resulte donc que la tension monte entre les chefs et l’association ethnique en question.

1. INTRODUCTION [i] [ii]

1.1. Resiliation de la fonction de chef en Afrique

Les chefs africains traditionnels ont ete une piece maitresse de l’anthropologie classique[iii], revelant les liens que les chefs autant que l’anthropologie ont entretenus avec le projet colonial. Ceci peut avoir ete une raison importante expliquant que ces chefs n’ont pas figure de facon preeminente dans les textes postcoloniaux dus aux constitutionnalistes et aux specialistes en science politique des annees 50-70. L’accent etait mis sur l’Etat unitaire, avec une seule source d’autorite: le peuple, dont la volonte etait exprimee par la voie reguliere du scrutin secret. Les chefs ont paru exister sur un plan different, leur autorite et leur pouvoir derivant de sources exterieures a l’Etat-nation postcolonial, meme s’ils se trouvaient cooptes dans les institutions de ce dernier par des subsides, par le controle etatique des diverses procedures touchant leurs appointements, leur reconnaissance ou leur demission, par leur participation en tant que membres des corps gouvernementaux de l’Etat moderne - comportant parfois un Parlement de Chefs (comparable a la Chambre des Lords ou au Senat dans les democraties parlementaires du Nord), ainsi que par le respect ceremoniel temoigne a ces chefs de la part des instances officielles. L’economie et les systemes de gouvernement de l’Afrique postcoloniale peuvent avoir connu un declin, mais les chefs se sont souvent vus eleves a de nouveaux degres de reconnaissance et de pouvoir. Malgre tout, leur position ne derive pas de facon systematique de la logique constitutionnelle de l’Etat postcolonial, et est loin d’y coincider.

                        Les chefs, en Afrique[iv], sont parvenus a sauvegarder une attitude de respect vis-a-vis de leur personne, mais aussi une reelle influence et une liberte de manoeuvre dans la societe nationale elargie, excedant de loin leur pouvoir formel tel que defini par les constitutions d’apres l’independance. Ceci est relie de facon evidente au manque de legitimation d’un Etat moderne organise de facon bureaucratique et base sur une autorite purement legale (Weber 1969), dans un contexte social ou, pour la plupart des citoyens, le sens ideologique, symbolique et cosmologique d’une telle autorite legale est vu comme partial et limite. Consideres comme les heritiers des rois precoloniaux, les chefs sont cooptes par l’Etat central afin qu’ils pretent a celui-ci une part de leur propre legitimite et de leur pouvoir symbolique. Grace au fait qu’ils occupent une position de pivot dans la cosmologie historique partagee par un tres grand nombre de villageois et de migrants urbains encore tournes vers la tradition, les chefs representent une force que les elites d’un Etat en voie de modernisation ne peuvent ignorer en passant outre, et encore moins obliterer.

                        Ce qui precede n’est qu’un aspect du processus d’interpenetration des organisations politiques traditionnelles et modernes. Ce n’est pas seulement l’Etat qui coopte le chef comme une base de pouvoir supplementaire. Par la vertu du respect que commande leur position traditionnelle, les chefs ont aussi penetre avec succes les corps constitues, tant administratifs que representatifs, acquerant ainsi de facto des bases de pouvoir dans le secteur politique moderne. Un exemple frappant de ce phenomene sont les nombreux postes modernes qu’a occupes, depuis les annees 60, un de nos protagonistes, Chef Kahare des Nkoya, en Zambie de l’ouest.[v]

1.2. Differentes approches de la fonction de chef africain

Des approches diverses ont tente d’interpreter la situation des chefs africains.

                        Un des tout premier essai de donner un sens a la structure de la societe coloniale a ete celui du dualisme, destine non seulement a donner forme a l’economie coloniale pour laquelle il etait concu, mais aussi a etre applique a la structure politique et legale des colonies; ces dernieres etaient donc decrites comme des societes plurielles, avec une multitude hierarchique de domaines socio-politiques et legaux definis ethniquement, multitude integree par la seule administration coloniale.

                        Plus tard, la discipline de l’anthropologie legale eut a developper la perspective d’un pluralisme legal[vi], dans le but d’etayer de maniere subtile le concept de la societe plurielle, d’esquisser plus en detail ses implications dans la sphere legale et d’etendre l’analyse a la situation postcoloniale ainsi qu’au monde de l’Atlantique Nord. C’est l’accent porte sur le point de vue legal et conduisant au concept de pluralisme legal qui a mis clairement en lumiere la nature du chef dans l’Afrique moderne: les chefs sont definis a l’intersection entre les systemes modernes et traditionnels d’une loi constitutionnelle, et l’une des principales spheres de leur activite est le domaine de la justice.

                        Une autre tentative de rendre compte de cette situation des chefs a l’intersection entre deux systemes en apparence independants et autonomes a ete la theorie neo-marxiste de l’articulation des modes de production, theorie selon laquelle chaque mode de production pivote autour de sa logique specifique d’exploitation, sous-tendue par des institutions symboliques et legales, tandis que la relation entre les modes de production est celle d’une reproduction exploitative; cette approche a ete appliquee egalement au systeme de la fonction de chef en Afrique (Beinart 1985; van Binsbergen & Geschiere 1985: 261-272) et en a eclaire les aspects economiques, mais a donne des resultats beaucoups moins probants lorsque ont ete abordes les nombreux autres aspects de la fonction du chef.

                        L’approche des modes de production et celle de la societe plurielle ont l’une et l’autre conduit a prendre pour assure et evident - via le postulat de l’existence de limites nettes entre des “logiques” ou “systemes” fondamentalement distincts - ce qui sans doute est au contraire le plus problematique et doit etre le plus questionne et explique: a savoir, la nature du dualisme constitutionnel et legal dans l’Afrique moderne, ainsi que la maniere dont il est socio-culturellement produit et reproduit. Entre les politiques traditionnelles dans lesquelles la fonction de chef se definit, d’une part, et l’Etat moderne, d’autre part, les limites ne sont-elles pas situationnelles, c.-a-d. liees aux situations specifiques et ephemeres plutot qu’absolues? Une bonne part de la pratique concrete de la fonction de chef en Afrique ne consiste pas dans la stricte observance mais bien dans la manipulation, le depassement si pas le deni de pareilles limites. L’insistance sur deux spheres differentes ne serait-elle pas tant un fait emirique que la construction ideologique d’acteurs non desinteresses, et susceptible d’exploser a la premiere analyse scientifique un peu fine? Ceci conduit a une quatrieme variante theorique, celle d’une approche transactionnelle de la nature de la fonction de chef en Afrique, approche montrant les interactions et les relations entres les divers acteurs (individuels et collectifs) dans les Etats africains contemporains, et esquissant, au-dela des aspects et demarcations de type formel des systemes legaux, les formes reelles de leurs echanges materiels et de leur pouvoir et influence veritables.[vii]

                        Dans les annees 80, les chefs africains ont ete redecouverts comme les interpretes d’un domaine de relations legales et politiques ou la vraie nature, riche, complexe, chaotique, et contradictoire, des Etats africains contemporains pouvait etre confrontee aux modeles formels et restrictifs des legislateurs constitutionnels et des specialistes d’une science politique positiviste. Ici, les realisations des Etats africains ont la possibilite d’etre etudiees en detail, et reconnus les defauts formels aussi bien que les remedes informels. Ceci aboutit a un nombre limite d’etudes sur la fonction de chef en Afrique selon une veine transactionnelle mettant en lumiere non seulement le maintien mais meme l’accroissement de pouvoir des chefs, et cela tant en dehors qu’au sein meme des Etats africains postcoloniaux.[viii] De tels apercus nous permettent egalement de reinterpreter la position des chefs pendant l’ere coloniale selon des modeles moins statiques (Chanock 1985; Prins 1980). Dans la presente etude, l’accent sera mis semblablement sur le transactionnel, bien qu’un theme sous-jacent sera de montrer qu’a l’arriere-plan des transactions telles qu’elles ont lieu en fait, on peut cependant discerner l’existence, non pas de deux mais de trois domaines sociopolitiques franchement distincts: l’Etat postcolonial, le systeme politique indigene et la societe civile.[ix]

1.3. L’argument a la base du present article

Le but principal de ce texte est de confronter la these du chef qui s’est maintenu avec un cas-limite rencontre dans la Zambie du centre-ouest. Apres avoir mis en place le cadre descriptif, nous allons examiner en detail la base du pouvoir des chefs et l’espace de manoeuvre qui est le leur. Dans cette situation locale specifique, la base de pouvoir est en voie de declin et les chefs experimentent desesperement de nouvelles strategies qui permettraient leur survivance. Ils sont toujours davantage livres aux mains de nouveaux acteurs sur la scene locale, contre lesquels ils se retrouvent plus ou moins sans defense. L’un de ces nouveaux acteurs confrontants ces chefs est une association ethnique volontaire fondee et controlee par certains de leurs sujets urbanises ayant bien reussi, et qui sont souvent des membres de leur propre parente ou de leur entourage immediat. Cette organisation non gouvernementale s’est revelee etonnamment capable d’etablir un pont entre les politiques indigenes et l’Etat selon un processus d’ethnicisation; de facon graduelle, cependant, la renaissance du statut de chef que cette organisation non gouvernementale a d’abord permise tourne court et conduit, non au maintien du pouvoir du chef, mais a une folklorisation qui le prive de tout impact, si pas a son annihilation pure et simple; il en resulte donc que la tension monte entre les chefs et l’association ethnique en question.

 

2. SOUVERAINS TRADITIONNELS DE LA ZAMBIE DU CENTRE-OUEST

Il n’y a plus aujourd’hui d’Etats independants dans les terres fertiles, bien arrosees et au relief peu eleve qui se trouvent le long de la ligne du partage des eaux des fleuves Zambeze et Kafue: la Zambie du centre-ouest. Autour de 1850, les nombreux petits Etats locaux furent politiquement et economiquement incorpores dans le systeme etatique en expansion du Kololo (immigrants sud-africains organises militairement et qui ont pris possession de l’Etat de Luyana des Lozi ou Barotse, dont le centre etait la plaine du Zambeze entre les villes actuelles de Kalabo et Mongu). Tandis que l’Etat de Luyana etait repris au Kololo en 1864, la domination de ce dernier sur les petits Etats locaux se maintint; elle se durcit meme avec l’avenement, en 1900, de l’Etat colonial, qui donna a l’administration indigene lozi une tres grande liberte. Seuls deux titres royaux de la region, ceux des rois les plus anciennement etablis, parvinrent a survivre a l’incorporation dans l’Etat lozi: Mwene (“Roi”) Kahare du peuple des Nkoya Mashasha, et Mwene Mutondo, roi des Nkoya Nawiko. Le nom propre Nkoya refere a l’origine a une bande de foret pres du confluent des fleuves Zambeze et Kabompo, puis devint le nom d’une dynastie associee a cette region; la region en question donna a son tour son nom au district colonial de Mankoya, et en fin de compte le nom devint un ethnonyme pour tous les habitants d’origine non lozi (cad avant 1900) du district de Mankoya (dont le nom changea en Kaoma a partir de 1969). Les nombreux autres titres royaux furent remplaces par des representants de l’Etat lozi. Deux autres rois qui etaient en relation de proche parente avec la dynastie de Mutondo avaient a temps transplante leurs capitales hors du Barotseland (actuellement Province occidentale de la Zambie): Mwene Kabulwebulwe et Mwene Momba qui, des le debut, ont ete reconnus dans leurs droits par l’Etat colonial.

                        Une annee decisive dans le developpement des “Nkoya” en un groupe ethnique pret a s’affirmer avec force fut 1937, quand le roi lozi etablit, en plein milieu du district de Mankoya, une branche filiale - appelee Naliele[x] - de sa propre cour dans le but de controler les chefs locaux, la justice et les finances du district. Une autre annee decisive fut 1947, quand Mwene Mutondo Muchayila dut demis et exile par le roi lozi pendant dix ans pour cause d’attitude revoltee. L’arrogance lozi, l’acces limite a l’education et sur les marches, et la Mission Generale evangelique sud-africaine, ont stimule un processus d’eveil ethnique. Des le milieu du XXe siecle, de plus en plus de gens dans le Barotseland oriental et les regions adjacentes commencerent a s’identifier comme “Nkoya”. Le modele usuel du travail migrant et de la migration du village vers la ville chargea cette identite d’une composante urbaine, et ceux qui reussirent le mieux a s’integrer en ville se distinguerent rapidement des Nkoya ruraux sur les plans de l’education, du revenu et d’une participation active a la politique nationale. Alors que les Lozi continuaient a etre consideres comme les ennemis ethniques par excellence, un second theme majeur de l’ethnicite nkoya se mit a se faire jour: la recherche d’une articulation politique et economique avec le centre national, contournant les Lozi dont la domination au niveau du district et de la province ne commencait que lentement a s’affaiblir.

                        Comme ils partageaient (quoique tres modestement) les subventions des Barotse, en echange de quoi le roi lozi (puis ses successeurs, les Chefs Supremes lozi) avait accepte l’incorporation dans l’Etat colonial en 1900 et dans la Zambie en 1964 (cf. les Accords barotse de 1964), la culture de cour a ete preservee pendant la plus grande partie du XXe siecle dans les capitales de Mwene Mutondo et de Mwene Kahare. L’organisation historique complexe de leurs cours a continue a definir des statuts comme celui du roi lui-meme (Mwene, pluriel Myene), de ses soeurs (Bampanda wa Mwene), de ses epouses (Mahano), des princes et princesses (Bana Mwene, cad toute progeniture du Mwene regnant ou de Myene precedents alors qu’ils etaient en fonction), de son premier ministre (Mwanashihemi), des conseillers les plus anciens ayant le rang d’officiers juridiques, protocolaires et militaires, ainsi que des pretres, bourreaux, musiciens et chasseurs. Il faut y ajouter les clients de la cour, dont plusieurs indirectement reputes comme etant des descendants d’esclaves. Si de tels statuts ont continue a etre convoites et contestes jusqu’a nos jours, ce n’est pas seulement parce qu’ils offrent virtuellement des occasions uniques d’emplois remuneres en zone rurale, mais c’est aussi parce que l’ordre politique et symbolique qu’ils representent apparait comme vital aux sujets des Myene. En tant que structure physique distinctive (marquee par une cloture royale faite de pieux pointus - lilapa - a l’interieur de laquelle sont situes le palais du Mwene, la salle d’audience, l’abri contenant les tresors et insignes royaux, ainsi que l’autel royal devolu au culte des ancetres), avec -- a une courte distance conventionnelle[xi] -- la tombe sacree ou sont enterres les Myene precedents et qui est administree par les pretres de cour, ces capitales (zinkena, singulier likena) ont constitue les centres spatiaux des idees politiques nkoya durant presque tout le XXe siecle. Le principal element de la culture de cour qui a disparu des traditions de la region est le sacrifice humain, qui jouait un role politique predominant au XIXe siecle. Le festival royal des moissons, le Kazanga, tombe en desuetude durant la periode coloniale, non sans lien avec le role central qu’y jouait le sacrifice humain, ne fut retabli qu’en 1988, sous une forme largement alteree, et non par les chefs eux-memes mais bien par une association ethnique jouissant du soutien de ces derniers. Du point de vue formel, le travail comme esclave ou le travail equivalent a un tribut (les deux sources principales de travail dans les zinkena du XIXe siecle) ont perdu leur base legale dans les annees 1910, et en pratique ont cesse d’exister dans les annees 1980, mais le chef peut encore ordonner un certain temps de travail gratuit lorsqu’il s’agit de taches comme l’entretien de la cloture royale, la constructrion d’abris dans la lukena, et des travaux productifs similaires entrepris dans le contexte d’activites de developpement (constructions d’ecoles, de cliniques, entretien des routes) centrees autour de la lukena. Un tribut obligatoire (ntupu) n’est plus leve par les Myene, mais dans la pratique l’hommage coutumier rendu au Mwene par les villageois et les migrants urbains rentrant au pays tend a etre accompagne de presents (encore designes par le terme de ntupu) sous la forme d’argent ou de liqueur artisanale, tandis qu’en ce qui concerne la production locale des villageois aux environs de la lukena (entre autres la fabrication de biere, la distillation d’alcool, la chasse, la peche, l’agriculture), les prerogatives du Mwene sont souvent reconnues par l’offrande en nature d’une partie des produits. Toutefois, meme dans cet environnement rural ou l’argent liquide manque cruellement, ces prestations materielles ne peuvent etre considerees que comme minimales; elles sont sans commune mesure avec l’ampleur que prenait l’exploitation caracterisant les cours villageoises durant le XIXe siecle. De la structure militaire, politique, economique et ideologique de la royaute de cette epoque, ce sont surtout les elements ideologiques qui ont persiste, et ils ne sont plus supportes dans les faits par une exploitation materielle.

                        Bien entendu, a l’heure actuelle, en cette fin du XXe siecle, il est virtuellement impossible aux villageois locaux de maintenir la conception - qui a du plutot correspondre aux realites de la premiere moitie du XIXe siecle - d’apres laquelle la lukena, selon une cosmologie spatiale, rituelle, politique et economique largement implicite mais tres repandue, serait le centre de l’univers. Les Myene d’aujourd’hui eux-memes ont eu des activites dans le monde exterieur, y poursuivant generalement des carrieres salariees avant d’acceder a leur fonction royale; et apres cette accession meme, leur implication dans de lointaines institutions d’Etat, organisees sur un pied tres different de la lukena, a rendu clair le fait que la lukena n’est plus guere qu’a la peripherie du monde. Il faut admettre cependant que la plupart de ces activites royales ont lieu hors de la vue de leurs sujets. La subordination que ces engagements exterieurs impliquent quant a la position du Mwene est rarement rendue explicite, et habituellement dissimulee sous un decorum traditionaliste comprenant des masses de courbettes et d’applaudissements de la part des membres officiels de l’Etat et autres etrangers en visite. Jusqu’a recemment, a savoir aussi tard que dans les annees 1970, de nombreux sujets du Mwene Kahare pouvaient encore nourrir l’illusion que, chaque fois qu’il etait somme de se rendre a la capitale nationale de Lusaka pour assister a un meeting du Parlement des Chefs (un college de conseillers au gouvernement ayant a peine des pouvoirs formels), il allait la-bas pour “diriger la Zambie”. Mais les villageois ne pouvaient manquer de remarquer que bien peu de benefices provenant de cette “direction” arrivaient jusqu’a eux sous forme de meilleures routes ou cliniques, de nouveaux produits sur les marches, d’opportunites creees dans le domaine educatif, etc.

                        Selon un stereotype courant dans le sud de l’Afrique centrale, les chefs sont le foyer et le centre directeur d’un groupe ethnique et ils guident leurs sujets vers une auto-articulation ethnique. A premiere vue, une telle situation regne aussi dans la Zambie du centre-ouest. Une analyse plus attentive revele cependant que la situation y est plus complexe. Dans les conditions precoloniales du XIXe siecle, les rois etaient souvent des etrangers a l’ethnie locale (entretenant une identite lunda, entre autres par la langue, par l’allegeance au roi lunda Mwatiyamvo regnant dans ce qui est aujourd’hui la Republique democratique du Congo, et par le rituel de la circoncision; cf. Bustin 1975; van Binsbergen 1993b), et ils menaient une politique royale multi-ethnique d’expansion et de changement basee sur le tribut a payer, la force militaire et les rites sous controle du chef. Ce n’est qu’au XXe siecle que l’emergence du concept de “tribu” - due aux efforts combines des administrateurs coloniaux, des missionnaires et des intellectuels africains chretiens (cf. Vail 1989) - a produit une situation ou les chefs, en tant qu’heritiers des rois precoloniaux, se sont retrouves du point de vue administratif et juridique officiellement a la tete des contrees qu’ils gouvernaient et dont les habitants ont ete concus comme formant desormais une “tribu”. L’incorporation qui en a resulte, avec plus ou moins un statut de minorite, dans les systemes etatiques plus larges des Kololo, des Luyana et des Britanniques, a servi a troubler, et souvent a supprimer, les distinctions culturelles et structurelles entre la cour “nkoya” et les villages des environs, car desormais la cour n’etait plus cet “autre” qui les exploitait mais, au contraire, l’instance de laquelle les populations locales tiraient leur nom ethnique ainsi qu’une identite ethnique de plus en plus vocale au sein d’un monde elargi, inamical et exploiteur. Toutefois, l’equation entre groupe ethnique et chef n’allait pas de soi et demeurait donc susceptible d’etre defiee si pas ignoree par certains acteurs cherchant a s’approprier l’ethnicite nkoya comme une ressource pour leur propre jeu politique. Dans les annees 1930 et 1940, la lutte locale contre les Lozi se concentra principalement dans les cours royales. Au cours de ce processus, cependant, les chefs perdirent l’initiative au profit des dirigeants de certaines eglises ou a celui de migrants urbains ayant particulierement reussi - une nouvelle elite largement composee de jeunes membres de leur propre parente. Dans les annees 1980, une association ethnique volontaire, l’Association Culturelle Kazanga - que nous appellerons A.C.Z. dans ce qui suit - emergea parmi les migrants urbains socialement arrives, comme le principal instrument de leur ethnicisation.

                        En toute rigueur, avant que nous puissions examiner l’interaction entre les chefs et cette organisation non gouvernementale, et l’interpreter selon le theme central de la fonction de chef dans le paysage social et politique actuel, nous devrions d’abord discuter du panachage de la base du pouvoir des chefs eux-memes. Contentons-nous de l’esquisser. Pour chaque chef, cette base inclut: sa relation avec les membres de sa parente et de son entourage immediat, comprenant les conseillers royaux; ses relations avec ses sujets, qui prennent largement la forme d’un monopole du chef quant a l’attribution des terres communales; le role juridique du chef; les relations entre les differents chefs de district, et entre eux et l’administration indigene lozi; la relation entre le chef et l’Etat moderne. Une etude plus approfondie revelerait a quel point les chefs sont constamment, et quasi desesperement, en quete d’un elargissement de leur espace de manoeuvre, s’embarquant dans de nouveaux modes d’action ou ils se laissent souvent inspirer, par atavisme, par des images historiques depassees: chefs s’identifiant a la musique des tambours au point de faire faire des sacrifices humains en l’honneur de nouveaux tambours royaux, et cela si r/cement que l’annee 1994; chefs envoyant des expeditions punitives contre des vassaux deloyaux, egalement en 1994; et un fils de chef s’instaurant lui-meme effectivement comme juge dans ce qui n’etait initialement qu’un village artificiel, virtuel, disons ‘Potyemkine’,[xii] abritant l’annuel festival Kazanga depuis 1989. Le meme bricolage entre conditions anciennes et nouvelles peut etre vu dans les alliances que des etrangers abusifs (gros agriculteurs commerciales venus tres recemment de l’Afrique du Sud, ou l’executif de l’Eglise adventiste du Septieme Jour, par exemple) essayent de nouer avec les chefs.

                        Les Adventistes du Septieme Jour ne sont pas la premiere ni la seule organisation non gouvernementale en vue a avoir ainsi essaye d’abuser les chefs nkoya. Car en effet, avec leur base de pouvoir limitee et de plus en plus affaiblie, l’echec d’initiatives nostalgiques destinees a elargir et a renforcer cette base, et etant eux-memes exploites, malmenes ou ignores par des gens venus de l’exterieur, les chefs de la Zambie du centre-ouest ont accueilli au debut les initiatives de l’A.C.K. comme une solution possible a la situation difficile ou ils se trouvaient, se voyant contraints de s’adapter a des circonstances politiques et economiques qu’ils ne dominaient pas.

 

3. L’ASSOCIATION CULTURELLE KAZANGA

3.1. La naissance de l’Association

Dans la partie sud de l’Afrique centrale postcoloniale, les associations ethniques ont ete moins bien vues que lors de la periode coloniale. L’Etat colonial se mefiait de toutes les formes d’organisations africaines pouvant avoir des implications politiques, et devint d’autant plus mefiant pendant les luttes pour l’independance des annees 1950 et du debut des annees 1960. L’Etat postcolonial, dont le fonctionnement etait base sur des alliances entre de grands blocs regionaux, redoutait quant a lui les expressions de ce qui etait alors appele “tribalisme”: elles risquaient de venir bouleverser cette delicate balance; pourtant, elle ne furent pas decouragees au nom de relations ethniques existantes, mais bien plutot au nom d’un pretendu universalisme constitutionnel qui rendait soi-disant “heretique” tout particularisme, sur lequel etait aussitot jete l’anatheme. Durant les premieres quinze annees de l’independance, les expressions ouvertes d’ethnicite se virent regardees avec suspicion, et, si elles concernaient une minorite peu importante et relativement impuissante comme celle des Nkoya, furent effectivement decouragees. Un certain nombre de facteurs ont cependant rendu possible l’enregistrement, dans les annees 1980, d’une association ethnique a peine deguisee telle que l’etait l’A.C.K.:

          la prise de conscience du fait que de petits mouvements ethniques locaux pouvaient eroder des blocs ethniques beaucoup plus puissants (notamment celui des Lozi), en s’opposant aux alliances ethniques dominantes dans le centre de l’Etat;

          l’acces a une position eminente par un politicien nkoya, Mr J. Kalaluka, - ce qui etait en soi une confirmation du point precedent;

          la conscience croissante parmi les hommes politiques zambiens et les ideologues du parti UNIP que l’expression controlee de l’identite ethnique pouvait avoir, sur l’Etat-nation, un effet d’integration plus que de division;

          tandis que la reconnaissance par l’Etat, qui etait le but central de nombreuses expressions de minorites ethniques, fut realisee pour gagner de precieux votes dans la situation de declin politique et economique auquel l’UNIP a eu a faire face durant les annees 1980.

 

Fondee dans la capitale zambienne de Lusaka en 1982, l’A.C.K. a fourni une structure urbaine d’accueil aux nouveaux migrants, a contribue a la traduction de la Bible en nkoya et a la publication de textes ethnico-historiques (cf. van Binsbergen 1991), s’est faite le champion de chefferies locales toujours existantes mais en sommeil, et par le biais de differents partis politiques et de medias publicitaires a organise une campagne contre les Lozi et pour la cause nkoya. La realisation principale de l’association a ete toutefois l’organisation annuelle (depuis 1988) du festival Kazanga, au cours duquel un large public (comprenant des dignitaires nationaux zambiens, les quatre chefs royaux nkoya, les gens s’identifiant comme Nkoya, ainsi que des hommes et femmes d’autres ethnies) se voit offrir pendant deux jours un spectacle de chants, de danses et de rituels nkoya mis en scene pour l’occasion. Ce que nous avons ici est une forme de bricolage et d’invention d’une tradition (Hobsbawm & Ranger 1983). J’ai traite ailleurs des details du festival Kazanga contemporain (van Binsbergen 1992b). Dans le present contexte, ce qui importe est d’observer l’association qui se trouve derriere ce festival.

3.2. L’A.C.K. en tant qu’organisation formelle

L’A.C.K. est une societe enregistree sous l’Acte des Societes zambien, et comme telle une organisation non gouvernementale du type sur lequel on a tellement mis l’accent dans la litterature africaniste des annees 1990. Cette apparence formelle est cependant grandement illusoire. L’A.C.K. n’a pas de membres payants et pas de liste de membres. Ses ressources financieres minimes proviennent de contributions individuelles volontaires, principalement des membres du bureau executif eux-memes, qui de cette facon gagnent en influence et en popularite. D’autre part, un poste d’executif procure une petite source de revenus via les notes de frais. L’Acte des Societes exige une assemblee generale annuelle, qui se tient le soir du second jour du festival. En l’absence d’une liste de membres et du paiement d’une contribution, il s’agit en pratique d’une assemblee de plusieurs douzaines de personnes simplement interessees. Les elections du bureau executif consistent a former, parmi ces dernieres, des groupes de dix personnes d’apres leur lieu de residence ou d’origine. Selon les gens qui par hasard se trouvent rassemblees, un groupe peut comprendre des representants de quelques villages des environs, d’une vallee entiere, d’un district de vote tel que delimite par l’Etat zambien dans le but d’elections officielles, d’une ville de la “Line of Rail” (les regions urbaines du centre de la Zambie), ou meme de toute cette Line of Rail. Dans un secret plus ou moins bien garde, ces groupes donnent leurs suffrages aux differents candidats disponibles, on compte les voix et le resultat est annonce par le systeme “Intercom” du festival; apres quoi, les membres de l’executif sortant quittent les lieux sous le dedain et la honte, tandis que ceux du nouvel executif sont installes selon les regles et offrent aux votants un tonneau de 200 litres de biere traditionnelle.

                        Sorte de clique autofinancee de gens urbanises et post-urbanises, le bureau executif de l’A.C.K. est fortement caracterise par un certain type de classe sociale, point sur lequel j’ai mis l’accent dans mon analyse du festival lui-meme. Seuls les Nkoya d’un niveau eleve du point de vue de leur education, de leur carriere dans le secteur formel, de leur statut de dirigeant d’une eglise, de leur dynamisme entreprenant ou de leur richesse sont eligibles comme candidats au bureau executif. Le statut traditionnel incluant une naissance royale ou un savoir esoterique ne joue ici aucun role. En principe, tout Nkoya male sans distinction a le droit de voter, mais en pratique seul un petit nombre de gens voteront, ceux qui auront eu la force de resistance suffisante pour passer une autre nuit sur les lieux du festival apres les deux jours extremement fatiguantes qu’a dure celui-ci, et qui possedent assez d’argent pour payer le transport de retour jusqu’a leur domicile ou ont des amis leur offrant de leur fournir ce transport. L’element de classe sociale de l’executif de l’A.C.K. est encore reflete dans le changement d’equipe qui s’est produit au cours de l’assemblee annuelle de 1994, ou l’on est passe d’un bureau domine par la presence de residents urbains respectes et eduques mais avec un statut economique assez peu assure, a un bureau dont le president et le secretaire sont d’anciens entrepreneurs encore affluants et ayant pris leur retraite dans le district apres une brillante carriere.

3.3. L’agenda politique de l’A.C.K.

Etant donne l’extreme attention accordee a la production ethno-culturelle du festival Kazanga, il est clair que le bureau executif de l’Association ne perd a aucun moment de vue le fait que le festival est avant tout une tentative de transformer la ressource que chacun possede de facon locale en abondance, la competence dans la production symbolique, en un pouvoir politique et economique. Les dignitaires nationaux, et non les chefs royaux, l’assistance elle-meme etant mise a l’ecart, constituent les cibles principales du festival Kazanga, et une grande partie du programme est consacree aux discours accueillant ces dignitaires ainsi que d’autres marques de politesse et amabilites formelles. Puisque l’arene politique est effectivement (et pas seulement en Zambie) l’endroit ideal pour livrer une production symbolique en echange de projets de developpements, de certaines allocations ou d’un patronage politique, le profit de la serie des festivals Kazanga depuis 1988 se manifeste actuellement de facon eminente par une augmentation marquee de la participation des Nkoya a l’echelon national dans les corps representatifs et dans les medias, et par une nette diminution de la stigmatisation negative dont ils faisaient l’objet sous la domination lozi jusque bien apres l’independance. Le Kazanga est un exemple de la maniere dont un groupe ethnique peut non seulement trouver a s’auto-articuler par la production symbolique, mais est aussi capable litteralement de se tirer lui-meme par les cheveux hors du marecage -- comme le faisait le baron Munchhausen.

                        Les membres de l’executif de l’Association ont generalement derriere eux une solide carriere urbaine et, pour leur generation (celle nee au debut des annees 1940), un bon niveau d’education. Ce qui les amene a etre d’efficaces bureaucrates ou politiciens. Dans le meme temps, ils sont souvent des parents ou de proches relations des chefs, ont habituellement passe leur petite enfance dans la capitale d’un chef et garde suffisamment contact avec le milieu de cour pour y etre acceptes et compris. Ceci les place dans une position unique comme mediateurs possibles entre les chefs et la bureaucratie etatique, ou plus en general entre le monde exterieur de la vie politique et economique moderne et l’horizon etroit de la societe villageoise. Etant donne que cette societe villageoise contient, en plus des chefs dont les pouvoirs etaient en evident declin, un grand nombre de votants potentiels, aussi bien que de travailleurs ruraux et de clients en puissance des divisions bureaucratiques locales, les politiciens ont interet a accepter les invitations a l’annuel festival Kazanga que leur envoie le bureau executif de l’Association; qui plus est, la facon respectueuse avec laquelle ils y sont traites et la ceremonie haute en couleurs qui les attend ne leur fait pas regretter le voyage.

3.4. Pourquoi une organisation formelle? Ethnicisation et pontage structurel

L’agenda politique de l’Association ne peut cependant etre concu et realise qu’au sein du cadre plus large des processus ethniques qui ont lieu dans la Zambie actuelle et dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui.

                        La formule d’une auto-presentation ethnique par le biais d’un festival culturel annuel, elabore - non sans beaucoup de bricolage - sur base d’un rituel historique, est a l’heure actuelle adoptee en Zambie de facon tres generale. Ceux qui regardent la television se voient regulierement rappele en images des festivals regionaux, de plus en plus nombreux, semblables au festival Kazanga. Comme tous ces festivals sont crees et maintenus en vie par des associations ethniques, ce fait revele la recente renaissance de telles organisations formelles. Elles sont au coeur de processus courants d’ethnicisation en Zambie (cf. van Binsbergen, sous presse (a).

                        L’ethnicisation fabrique des ethnonymes destines a marquer des limites ethniques, et construit egalement une culture preexistante permettant de se maintenir a l’interieur des limites tracees car offrant des marqueurs distinctifs de celles-ci. Le sens, abondamment cultive, d’une histoire commune donne une signification aux experiences d’impuissance, de depossession et d’alienation, et fait naitre l’espoir d’une amelioration de cette situation grace a une auto-presentation ethnique. L’ethnonyme, de meme que le principe de l’attribution par la naissance de l’etat de membre d’un groupe ethnique dominant, produisent alors pour les acteurs concernes l’image d’un reseau limite et particulariste de gens mutuellement solidaires. L’acces aux ressources nationales par l’individu vulnerable, et les organisations formelles (quant au statut et a l’activite) qui controlent ces ressources, deviennent l’objet d’une action de groupe. Dans l’Afrique centrale postcoloniale, l’ethnicisation inclut de facon toujours croissante des politiques culturelles. Un certain ensemble de gens se trouve restructure de maniere a devenir un groupe ethnique par la designation d’un bagage culturel qui constitue de son propre droit un pivot central dans les negociations avec le monde exterieur. On se dissocie des groupes ethniques rivaux sur la scene locale et regionale par une accentuation strategique des elements culturels et linguistiques; et au niveau national, on rivalise pour le gros lot politique et economique d’une reconnaissance par l’Etat du bagage culturel ethniquement construit. Notons que de nouvelles inegalites se font jour au sein meme du groupe. La mediation s’opere par le truchement de certaines personnes qui font office d’agents, car elles sont mieux que les autres en position d’exploiter les opportunites de l’interface entre le groupe ethnique et le monde exterieur. Affirmer et revendiquer les droits de la culture “traditionnelle”, “authentique” (mais en fait nouvellement reconstruite) apparait comme une tache importante et comme une source de pouvoir et de revenu pour les agents mediateurs en question. Les associations, publications et festivals ethniques constituent les strategies habituelles de ce processus.

                        L’ethnicite deploie une remarquable dialectique entre ce qui parait ineluctable et la constructivite propre, ce qui explique largement son vaste potentiel societal. D’un cote, comme systeme de classification, l’ethnicisation offre une structure logique, qui va s’ossifier ulterieurement par l’attribution d’appartenance au groupe et se presenter comme inconditionnelle, restrictive, inevitable et eternelle. C’est ce qui a fait mettre l’accent sur les attachements primordiaux par les premiers chercheurs en ethnicite centre-africaine. D’un autre cote, la pratique sociale de l’ethnicite comme ethnicisation signifie flexibilite, choix, constructivite et changement recent. Pris ensemble, ces deux aspects totalement contradictoires constituent un truc pour deguiser ce qui n’est que strategique en quelque chose qui est inevitable par nature. Pareille dialectique rend l’ethnicite particulierement appropriee a la mediation, dans des processus de changement social, entre des contextes sociaux qui ont chacun une structure fondamentalement differente. A cause de cette contradiction interne, l’ethnicite offre l’option d’un particularisme strategiquement efficace dans un contexte d’universalisme, et de ce fait rend les individus aptes, en tant que membres d’un groupe ethnique, a franchir des limites qui ne pourraient l’etre autrement et a se creer une assise, un point de depart ou une niche dans des contextes structuraux qui leur seraient autrement inaccessibles. Telle est la facon dont les immigrants urbains de fraiche date (cf. les marches urbains du travail et du logement) et certains citadins (cf. les bureaucrates) utilisent l’ethnicite.

                        L’ethnicisation consiste en un centrage ou un cadrage conceptuel et organisationnel, qui fasse qu’une contradiction ou un conflit social puisse etre traite au sein des technologies de communication disponibles, de l’organisation bureaucratique et de la representation politique. L’emergence d’associations ethniques est un exemple de ceci au niveau organisationnel.[xiii] Ce que l’A.C.K. realise principalement est de fournir un cadre organisationnel qui etablisse un pont entre l’Etat, d’une part, et la politique indigene regionale (ainsi que la societe rurale qu’elle represente), d’autre part.

                        A ce point ou nous sommes arrive, et ou nous visons une interpretation structurale, notre analyse depasse le transactionalisme qui nous a guide jusqu’ici. Nous sommes forces d’admettre qu’en fait l’Etat, d’une part, et, d’autre part, les chefs royaux (comme la societe rurale dont ils sont les porte-parole), quoique etant en constante interaction (cad avec amalgamme et depassement des limites etablies dans la pratique politique et economique concrete), representent a un niveau de reflexion theorique des modes fondamentalement differents d’organisation sociopolitique. Une discussion approfondie de ce point devrait aller beaucoup plus avant dans le probleme de l’Etat africain postcolonial qu’il n’est possible dans le cadre limite du present article; qu’il nous suffise de dire que ce probleme majeur est a situer dans la divergence qui existe entre le modele et la pratique. Cependant, ceci ne prive pas de sa pertinence une approche ayant pour visee le seul modele, aussi longtemps toutefois que nous gardons a l’esprit le fait qu’une telle approche ne peut que cerner le cadre formel de la protique sociopolitique reelle, sans decrire ni expliquer les details concrets de celle-ci. Le tableau qui suit donne dans ses grandes lignes un apercu du modele qui resume les differences structurelles entre les chefs et l’Etat postcolonial:

 

Etat postcolonial Chef
charge d’une autorite legale (la lettre de la loi ecrite) charge d’une autorite traditionnelle
impersonnel personnel
universaliste particulariste
importe dans la memoire vivante considere comme local
etranger du point de vue culturel considere comme culturellement familier et allant de soi
presentant un defaut de legitimation presentant une legitimation allant de soi
manquant d’ancrage cosmologique jouissant d’un ancrage cosmologique

TABLEAU 1. Un modele montrant le contraste entre les chefs et l’Etat postcolonial

 

Un tel modele montre clairement que les membres de l’executif Kazanga en tant qu’agents mediateurs operent veritablement un pontage entre deux structures fondamentalement differentes. Sur l’arriere-fond de l’ethnicite et de l’ethnicisation africaines, il n’est pas surprenant qu’ils le fassent dans le langage specifique de l’ethnicisation.

                        La chose importante a realiser, c’est qu’un tel pontage n’est pas seulement, et meme pas principalement, effectue au plan conceptuel, car en tant que systeme de concepts, le modele presente au Tableau 1 met en contraste deux domaines dont les differences ne peuvent etre surmontees par aucun effort de pensee ou de symbolisation en lui-meme. Ce qui est absolument necessaire, c’est une negociation de limites conceptuelles par le biais d’une interaction concrete, ou les objets et les gens sont situes sur les limites conceptuelles memes entre deux systemes, et ou ils peuvent servir des lors d’interface entre les deux. Dans la dialectique de la pratique sociale, des domaines conceptuellement differents sont, en premier lieu, esquisses dans des perceptions, motivations et echanges aussi contradictoires que ceux dont est capable chaque acteur en particulier; et, en second lieu, ces contradictions doivent etre rendues convergentes, previsibles et persistantes dans le temps par le fait de leur insertion dans l’organisation sociale des acteurs individuels. En d’autres termes, le pontage structurel requiert inevitablement, par-dela toute conceptualisation, une organisation sociale effective. L’organisation formelle moderne correspond morphologiquement avec la logique organisationnelle de l’Etat et stipulee dans l’Acte des Societes zambien; en meme temps, dans le champ de l’ideologie et du symbolisme, elle peut maintenir autant de continuite qu’il est necessaire dans des domaines structurels concus selon une logique totalement differente de celle de l’Etat (telle celle des chefs par exemple). Il en resulte que le mode de mobilisation qui etablit un pont structurel entre l’Etat et les chefs doit prendre la forme d’une association formelle volontaire.

                        Examinons maintenant ce qui, de ce pontage, a ete realise en pratique, en considerant l’interaction effective entre l’A.C.K. et les chefs de la Zambie du centre-ouest.

 

4. LES CHEFS ET L’ASSOCIATION CULTURELLE KAZANGA

4.1. Renaissance culturelle royale dans le festival Kazanga

Jusqu’a un point reel de desaffection, qui fut atteint en 1995, les chefs ont cherche a utiliser l’A.C.K. pour leur propre auto-presentation. Mais le processus inverse a ete beaucoup plus manifeste: la tentative, de la part de l’A.C.K., d’utiliser, et meme d’asservir, la fonction de chef a son propre but, combinant l’articulation ethnique, l’acces a l’Etat et l’ascendant personnel des membres de son executif en termes de pouvoir et d’influence politique et economique.

                        La negociation effective de l’A.C.K. entre l’Etat, les chefs et les villageois insiste sur un nouveau role symbolique et ceremoniel a attribuer aux quatre rois nkoya pris ensemble, suivant un discours qui est de pur bricolage et totalement non historique, mais qui aboutit a restaurer la royaute a un degre de signifiance emotionnelle et symbolique sans precedent dans l’experience nkoya au XXe siecle. Au festival Kazanga annuel, les chefs ont saisi l’opportunite s’offrant a eux de se montrer dans toute la majeste dont il etaient capables, en se revetant et en s’entourant de tout le faste et de tout l’apparat royal possibles. Mwene Kahare, qui etait d’habitude une figure quelque peu pathetique, begayante et alcoolique, habillee d’un costume de teinte passee avec une chemise au col elime, apparut finalement, a soixante-dix ans passes, au festival Kazanga de 1992 couvert de peaux de leopard et arborant sur la tete un bandeau frontal orne des coquillages royaux zimpende - parures royales qu’il n’avait tres probablement plus portees depuis son intronisation en 1955 -, tout en brandissant sa hache royale dans une danse en solo qui coupa le souffle a toute l’assemblee et bouleversa celle-ci jusqu’aux larmes. Quant la tension fut a son comble, le roi (car c’est bien tel qu’il voulait se montrer, plutot que comme ‘chef’ incorpore dans un Etat plus large), dans cette sorte de majestueuse mise en scene faisant revivre l’autonomie et la splendeur royales des debuts du XIXe siecle), le roi donc s’agenouilla et but a meme un trou creuse dans le sol ou l’on avait verse de la biere pour ses ancetres - les protecteurs de sa part du moins de la nation nkoya, appeles a partager les acclamations profondement emues de l’assistance.

                        L’emergence reussie de l’A.C.K. promettait initialement d’offrir aux chefs l’opportunite d’une affirmation personnelle qui etait bien dans la ligne de leurs sentiments d’opposition aux Lozi. Cependant, la rivalite entre les deux chefs nkoya du district de Kaoma allait serieusement compromettre les choses a cet egard. Les premiers festivals Kazanga, peu nombreux, s’etaient tenus dans la capitale de Mwene Mutondo, et furent des lors interpretes comme le signe d’une superiorite de celui-ci sur Kahare ainsi que sur d’autres chefs royaux hors du district de Kaoma. Une forme de treve fut trouvee par l’adoption de nouveaux terrains reserves aux festivals a la limite entre les regions gouvernees par les deux chefs principaux.

                        Graduellement, la dominance de Mutondo sur le festival Kazanga et sur l’ethnicisation nkoya en general a decline. La mort prematuree et suspecte de Mwene Chipimbi, successeur de Muchayila, en 1992 empecha le controle de Mutondo sur le festival annuel (un successeur est rarement intronise avant un an), et rendit de toute facon la lukena de Mutondo inappropriee comme lieu de festival en ce temps de deuil. La danse royale de Mwene Kanare tourna, bien entendu, autour d’un sanctuaire situee au centre du terrain du festival; mais ce n’etait plus desormais le sanctuaire couverte de chaume de la dynastie de Mutondo, ni le poteau de bois orne de trophees de buffles de la dynastie de Kahare, mais l’arbuste neutre du meme type que celui qu’on trouve dans la plupart des villages nkoya sur le sanctuaire que est l’attribut privilegie du chef de village.

                        L’A.C.K. a egalement eu comme utilite de faire revivre les titres royaux qui avaient ete supprimes lors de l’expansion des Lozi vers 1900: le titre de Shakalongo, qui fut un jour superieur a la fois a celui de Kahare et de Mutondo, a pendant le plupart du vingtieme siecle ete porte par un simple chef de village, mais il a ete reinstaure a present en tant que titre d’un chef royal; egalement, la reinvestiture de Mwene Pompola a paru imminente pendant plusieurs annees. Le festival annuel Kazanga offre a ces nouveaux chefs l’occasion de se distinguer publiquement, meme si cela signifie que pour la circonstance ils doivent adopter le costume trois-pieces cosmopolite au lieu de la peau de leopard et autres attirails de grand decorum. Neanmoins, leur reconnaissance et leur remuneration dependent du Chef Supreme lozi, qui dans le cadre historique des hostilites et des aspirations de domination relevees plus haut refusait l’une et l’autre.

                        Apres l’enthousiasme des premieres annees provoque par le festival Kazanga, il est devenu graduellement clair que l’executif de l’A.C.K. ne cherchait a utiliser la fonction de chef que comme un point d’appui pour des buts ulterieurs, au lieu de servir les interets de celle-ci comme les chefs et leurs conseillers avaient ete amenes a le croire pendant la periode coloniale: etre le pivot de l’identite ethnique nkoya. La dramaturgie du festival fut revisee afin de rendre evident le fait que ce n’etait ni Mwene Mutondo ni les chefs royaux collectivement, mais bien l’executif de l’Association qui dirigeait le festival; en 1993, les chefs se trouverent reduits au role d’ornements pittoresques qui avaient a ajouter une touche de ceremonial par leur presence, officiellement comme invites d’honneur mais en realite en tant qu’acteurs les plus anciens du festival; precisons qu’emprisonnes dans leur loge royale jouxtant celle des hommes politiques nationaux et regionaux, ils n’avaient meme pas la chance d’engager une conversation avec ces derniers...

4.2. Interaction entre les chefs et l’executif de l’A.C.K. au dela du festival Kazanga

 L’interaction entre l’A.C.K. et les chefs ne fut pas limitee au festival Kazanga mais s’etendit graduellement a la politique traditionnelle ayant cours dans les capitales des chefs eux-memes. Un certain nombres de cas specifiques[xiv] montrent clairement que l’A.C.K. a essaye non seulement de soutenir et de reviser la fonction de chef, mais reellement de la mettre sous son controle dans les differentes capitales royales nkoya, et que cette tentative fut dejouee par les gardiens traditionnels de cette institution, les conseils royaux. Ce fut particulierement le cas lors de la succession aux positions royales de Mutondo, de Kabulwebulwe et de Kahare, qui toutes devinrent vacantes dans la premiere moitie des annees 1990.

Il est interessant de noter la facon dont les contradictions entre les cours royales et l’A.C.K., qui devinrent manifestes durant les annees 1990, ont aussi un aspect complementaire dans l’affiliation religieuse et politique des gens de leurs bords. Le MMD -- parti politique dirigeant en Zambie a partir de 1991 -- attira fort les citadins urbanisants, la categorie meme de gens qui composent l’executif de la Kazanga. Par contraste, les cours royales demeurerent largement fideles au parti qui, au fil des annees avant 1991, etait apparu comme leur principal allie dans la lutte contre les Lozi: l’UNIP et son leader Kaunda, qui, a une date aussi recente que 1990, a empeche un coup de force du Chef Supreme lozi visant a abolir les royautes nkoya. Mr Libupe, elu president de l’A.C.K. en 1994 et contestateur du royaute de kahare en meme an, avait entretemps un peu trafique dans l’opposition et, en 1994, etait le representant de district du Parti National, lequel remporta les elections de remplacement mongu au debut de 1994; cette position politique isolee contribua a faire pencher la balance contre lui lors de l’election royale. Sur le plan religieux, l’antagonisme entre les Lozi et les chefs fut momentanement suspendue lorsque Mwene Kahare accueillit favorablement l’intervention oppresive de l’Eglise adventiste du Septieme Jour; notons toutefois que la plus grande partie de l’executif de la Kazanga est demeuree fidele a l’Eglise evangelique de Zambie, premiere presence missionnaire de la region, car c’est d’elle que ses membres ont recu leur education scolaire.

                        Le point de rupture dans les relations entre les chefs et l’A.C.K. fut atteint en 1995:

Le conflit de 1995 entre les chef et l’executif de l’A.C.K.

Le premier jour du festival Kazanga de 1995, les chefs refuserent de retourner dans leur loge apres le dejeuner, sous le pretexte que leurs epouses royales ne s’etaient pas vu offrir une place dans ladite loge, mais qu’on les avait fait asseoir, avec certaines eminentes personne du commun, sur des sieges disposes au bord de la piste, et donc exposes au doux soleil d’hiver du mois de juillet. Les deux Myene etaient de nouveau titulaires du titre royal, mais intronises moins de deux ans auparavant, et avec seulement un unique festival Kazanga derriere eux; dans les premiers festivals Kazanga, les Myene etaient des lors ages et sans epouses royales officielles; lors du festival de 1991, Mwene Mutondo Chipimbi venait juste d’acceder au pouvoir alors que sa femme etait deja gravement malade. Il se fait donc que cette question protocolaire ne s’etait jamais presentee auparavant. Toute la suite du programme de 1995 fut perburbee et prit la forme d’un autre spectacle historique nkoya: l’affaire judiciaire. Le conflit qui en resulta detruisit le festival de cette annee-la, et les visiteurs repartirent furieux.

                        Differentes contradictions se refletent dans ce conflit:

          l’accent mis sur le genre masculin/feminin, qui commence a etre aujourd’hui une question politique dans cette region rurale, a toujours ete un courant sous-jacent au sein des royautes locales: au XVIIIe siecle (et probablement bien avant) et au debut du XIXe, tous les Myene etaient des femmes;

          le festival Kazanga comme celebration d’une royaute viable, d’un royaume (cf. la facon dont le festival fut conduit au XIXe siecle), bien plus que comme la simple production nostalgique de bouts de spectacles pretendument rituels (ce que le festival est devenu sous l’egide de l’A.C.K.);

          un conflit entre les officiels non-royaux de la cour royale et ceux de l’A.C.K.; les officiels de la cour sentent que le pouvoir qu’ils ont sur les chefs est peu a peu usurpe par les membres de l’executif de la Kazanga, et cherchent a reprendre le controle en insistant sur des questions purement protocolaires.

Ces officiels sont des vieux chefs de village qui ont peut-etre passe plusieurs annees au loin dans des emplois citadins, mais arrives a un certain age ils peuvent se permettre de n’avoir pas d’autre engagement que la preservation de ce qu’on appelle en langue nkoya shihemuwa shetu, “notre coutume”. Loin de representer un interet declinant - si pas defunt -, la politique traditionnelle (meme si elle n’est plus remuneree) est demeuree le but final de leur carriere pour beaucoup d’hommes de la Zambie de l’ouest.

                        L’interaction entre l’A.C.K. et les chefs montre clairement que l’ethnicisation ne mene pas necessairement a la resiliation de la fonction de chef. Car, dans le cas nkoya, elle a conduit a la folklorisation: les chefs risquent d’etre reduits a rien que des ornements nostalgiques d’une production symbolique dans le contexte d’un festival qui est domine par des agents mediateurs axes uniquement sur l’economie et l’Etat modernes.

                        Au debut des annees 1970, la culture de cour neo-traditionnelle nkoya montrait une sorte de faste rigide et entierement introverti. Le maintien de formes de protocole historiquement nostalgiques et d’une production symbolique, surtout musicale (qui ne correspond plus desormais a aucun pouvoir reel dont serait investie la royaute dans une situation d’incorporation a l’Etat indigene barotse et a l’Etat central colonial et postcolonial) refleterent, en ce temps-la, le fait que le maintien d’une limite vis-a-vis du monde exterieur avait atteint son apogee. Tout ceci offre un frappant contraste avec le laxisme de la vie de cour dans les zinkena d’aujourd’hui. Les tambours se taisent a present. Le protocole de cour, qui etait d’habitude extremement strict et renforce par des sanctions physiques (encore il n’y a qu’un siecle, cela allait jusqu’a la peine capitale), est a peine observe de nos jours. Les chefs ne sont plus ni reconnus ni remuneres, et des expatries sudafricains a la tete de grandes fermes commerciales - et qui y entretiennent des relations de travail de type raciste - sont en train de prendre litteralement possession de la terre. Dans de telles circonstances, l’ethnicisation nkoya pourrait meme mener a la destruction virtuelle de cette fonction de chef qui a figure de facon si eminente comme un signe d’identite ethnique, de reconstruction ethno-historique et de reinvention d’une tradition dans le cadre du festival Kazanga. L’avenir proche nous dira si et de quelle facon les actuels chefs royaux nkoya, chacun d’eux nouvellement intronises quoique deja assez avances en age, seront capables de relever ces defis.

 

5. CONCLUSION

Dans le district Kaoma de la Zambie actuelle, les deux chefs royaux nkoya (Mwene Kahare et Mwene Mutondo) sont des membres reticents de l’administration indigene lozi ayant a sa tete le Chef Supreme (ou Suzerain) lozi. Leur situation financiere est miserable et conduit a un futur declin de la royaute et des institutions de cour. Il ne serait pas non plus justifie de dire que les chefs existent sur un plan qui serait exterieur a l’Etat postcolonial. Jusqu’a recemment, ils ont participe a divers corps gouvernementaux ou representatifs de cet Etat postcolonial, et ils n’ont pas d’autre source officielle de revenu en dehors de l’Etat. Ce dernier controle largement la reproduction (en realite grandement defaillante) de la fonction de chef. A cote d’une influence indirecte sur les cours de justice du plus bas niveau, ayant jurisprudence uniquement dans le domaine de la loi familiale et de la structure politique traditionnelle, la source independante principale du pouvoir des chefs est leur controle des terres rurales qui se perpetue. Cependant, cette prerogative peut etre utilisee de facon destructrice, - et elle l’est effectivement. Ceder des terrains a des etrangers (des agriculteurs sudafricains, une eglise intercontinentale) profite a peine au chef, sauf a couvrir une part des modestes depenses de son menage, mais mene tres certainement a une proletarisation parmi les sujets locaux des chefs et aneantit les bases territoriales de la fonction meme de chef.

                        On peut donc dire que le chef royal dans la Zambie du centre-ouest constitue un cas-limite de quelques-uns des themes generaux concernant la fonction de chef de l’Afrique actuelle tels qu’ils emergent de la literarure actuelle sur ce sujet.[xv] Ils ne font pas preuve de la meme resistance et de la meme souplesse des autres chefs africains qui, eux, parviennent a s’adapter au changement politique et social. La base du pouvoir des chefs nkoya est etroite, et va encore en diminuant. Alors que durant les premieres decades de l’ere postcoloniale ils ont connu une certaine expansion en tant qu’integres a des corps administratifs et representatifs de l’Etat moderne, ce processus a ete a present inverse, en grande partie comme resultat du conflit ethnique regional entre les Nkoya et les Lozi. Ces chefs ne peuvent certainemet pas se permettre de considerer la logique bureaucratique de l’Etat africain comme un systeme purement accidentel, etranger et impose. On peut aussi en partie attribuer le fait qu’ils n’ont pas de telles vues - et qu’ils se sont dans un passe recent effectivement meles et allies aux institutions etatiques, - au secteur d’emploi qui etait le leur avant leur accession au pouvoir (ils ont travaille comme clercs dans une cour de justice ou comme agents administratifs de rang inferieur au niveau du district). En attendant, ils dependent financierement de l’Etat et d’une reconnaissance tant par l’Etat que par l’administration indigene aux ordres du Chef Supreme lozi. Dans de telles circonstances, la fonction de chef dans la Zambie du centre-ouest n’apparait pas comme le foyer evident d’un processus de democratisation. Par contre, elle est sujette a une folklorisation et devient un element nostalgique au sein d’un processus d’ethnicisation qui cree de nouvelles inegalites (entre, d’une part, des paysans en train de se proletariser et, d’autre part, des retraites aises, anciens migrants urbains ayant particulierement bien reussi, et autres entrepreneurs dans le domaine de l’agriculture ou du commerce), tout en cherchant a abolir une forme particuliere de domination politico-ethnique.

                        Etant donne une telle situation d’ensemble, l’annihilation de la forme particuliere de la fonction de chef qu’on trouve dans la Zambie du centre-ouest apparait comme une tres serieuse possibilite, ce qui ouvre de nouveaux horizons a l’analyse. Sur un plan abstrait, l’interaction entre l’A.C.K. (ou d’autres organisations formelles comme l’Eglise adventiste du Septieme Jour entre autres) et les chefs peut en fin de compte etre interpretee non comme un simple pontage (ce qui presuppose qu’un pont soit etabli entre des contextes sociaux separes qui se maintiennent comme tels et restent independants, a savoir les chefs et l’Etat), mais plutot comme le remplacement d’un mode historique d’organisation (celui du systeme politique indigene se centrant sur la lukena) par un autre mode d’organisation, formel et global (celui d’associations volontaires enregistrees officiellement par l’Etat). Ces deux modes organisent effectivement les villageois de la Zambie du centre-ouest, par une exploitation qui est effectuee par une elite (les chefs, l’executif) et qui a lieu en vue de buts anciens ou nouveaux (les chefs: etablir un ordre social et cosmologique, une regulation juridique et militaire de la violence, et la regulation du commerce a longue distance; l’executif: l’auto-expression ethnique et culturelle, l’acces politique et economique a un monde plus large).

                        En moins de cent ans, l’organisation formelle s’est etablie sur le sol africain comme le modele principal d’organisation aux plans social, politique, economique et religieux, venant completer et souvent remplacer des formes d’organisations ancestrales a caractere historique et local, y comprise la royaute. J’ai souvent[xvi] insiste sur le fait que, d’un point de vue sociologique, ceci est l’une des transformations les plus significatives de la vie africaine, et l’une des plus grandes taches aveugles dans les etudes actuelles faites sur l’Afrique. J’ai trouve amplement suffisant de demontrer pourquoi (en raison de courants informels, de la corruption, de l’allegeance maintenue a des formes d’organisations desuetes, du manque d’appreciation de l’autorite legale, etc.), l’organisation formelle ne peut pas fonctionner en Afrique, plutot que de reconnaitre que le fonctionnement defectueux ou latent des organisations formelles n’est pas propre a l’Afrique, et ne peut etre compris qu’une fois qu’on a accepte que l’organisation formelle en elle-meme serve de cadre, ou de charpente.

 

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NOTES

[i] Une version plus ancienne de ce texte a ete presentee a la conference sur les Chefs de l’Afrique d’aujourd’hui, Centre d’Etudes Africaines, Leiden, 7 mars 1996. J’ai une dette envers Emile van Rouveroy van Nieuwaal, Rijk van Dijk, Wouter van Beek, Albert Trouwborst and Henk Meilink dont les commentaires sur ce texte me furent fort utiles. La traduction fut effectuee par Mme Pascale Villers avec une rapidite et une accuratesse dont je suis tres reconnaissant. Pour un contexte plus generale de l’argument present, cf. van Binsbergen 1994a, 1997a, 1997b.

[ii] Un travail de terrain des points de vue de l’anthropologie et de l’histoire orale a ete entrepris en Zambie de l’ouest et parmi les migrants de cette region a Lusaka en 1972-74, ainsi que pendant de plus courtes periodes en 1977, 1978, 1981, 1988, 1989, 1992 (a deux reprises), 1994 (a deux reprises) et 1995. J’ai ici une dette de reconnaissance envers les participants zambiens a la recherche, envers les membres de ma famille qui ont pris part au travail de terrain, envers le Centre d’Etudes Africaines qui m’a fourni les fonds necessaires a partir de 1977, et enfin envers la WOTRO (Fondation neerlandaise pour l’avancement de la recherche tropicale) qui m’a donne l’occasion d’une annee d’ecriture en 1974-75. Pour une information plus approfondie sur ce qui constitue l’arriere-plan de la presente recherche ou sur certains points de detail, voir la liste de mes publications dans la bibliographie. Sur la culture de cour nkoya, specialement au plan de la musique, cf. aussi Brown 1984.

[iii] Mentionnons, parmi l’abondante litterature a ce sujet : Apter 1961; Apthorpe 1959; Fallers 1955; Fortes & Evans-Pritchard 1969; Mair 1936; Richards 1935, 1960; Schapera 1943, 1963.

[iv] Voir entre autres van Rouveroy van Nieuwaal 1984, 1987, 1992, 1993, 1994, 1995; Nana Arhin Brempong c.s. 1995; van Rouveroy van Nieuwaal & Ray 1996; et references bibliographiques dans ces ouvrages.

[v]              Je dois me referer ici a la version anglaise plus longue du present article.

[vi] Cf. Bentsi-Enchill 1969; Vanderlinden 1989; Griffiths 1986.

[vii] Je dois admettre ici une certaine inconsistance dans mon travail precedent sur la fonction de chef, inconsistance qui pourrait servir d’indication quant aux pieges qui se presentent dans ce domaine: mon etude comparative entre des chefs zambiens et l’Etat (van Binsbergen 1987) etait implicitement concue selon des lignes transactionnelles, avec une richesse de details quant au franchissement de limites, tandis que mes travaux specifiques sur les chefs de la Zambie du centre-ouest, base sur des donnees beaucoup plus riches rassemblees au cours de 25 ans dans une region geographique limitee, ont ete quant a eux largement dualiste.

[viii] Les travaux de mon collegue et ami Emile van Rouveroy van Nieuwaal sont un excellent exemple de cette tendance; voire la bibliographie.

[ix] La litterature sur la fonction de chef en Zambie est beaucoup trop abondante pour faire l’objet d’une discussion dans le cadre du present article. Pour economie de texte, je dirige le lecteur aux references extensives dans: van Binsbergen 1987 and 1992a.

[x] De facon significative, ce nom derive de celui de la capitale lozi au XIXe siecle. La nouvelle cour filiale avait originellement a sa tete le prince lozi Mwanawina; lorsque, suivant un systeme de succession de positions, il fut devenu Chef Supreme (“Paramount”) des Lozi, lui succeda le prince Mwendaweli, qui avait ete assistant de recherche de Gluckman. Ceci est seulement une indication du fait que les vues de Gluckman sur l’administration indigene lozi, incluant le role de celle-ci au plan juridique, risquaient d’etre partiales et en faveur de son elite dirigeante (cf. Brown 1973; Prins 1980). Et ceci est regrettable pour la comprehension de la situation reelle des Nkoya (van Binsbergen 1977); mais en toute justice il faut admettre qu’une semblable partialite est inevitable dans le travail de terrain (mon propre travail sur les Nkoya montre une partialite en sens inverse...); et cela n’a pas empeche Gluckman d’etre l’un des anthropologues les plus importants de sa generation.

[xi] Ceci ne date que du XXe siecle et est du au fait que, sous l’Etat colonial, une capitale royale ne put plus desormais, comme a l’epoque precoloniale, etre deplacee sur une distance de plusieurs kilometres apres la mort d’un roi. Cependant, certains sites ou des rois ont ete enterres a l’ere precoloniale, et qui sont entoures de zinkena desertes retournees a la brousse, continuent a etre veneres meme a de grandes distances de la capitale de leurs successeurs.

[xii]             Dans le cadre du festival Kazanga, des abris ont ete construits qui fonctionnent, deux joours par an, comme courrs temporels des chiefs. Dans le fameux filme sovietique Poyemkine, une imitation histrionique, virtuelle, d’un bateau de guerre joue un role decisif.

[xiii] Cependant, l’ethnicite n’est pas unique en son genre a cet egard. J’ai ailleurs (van Binsbergen 1993a) presente une argumentation similaire a propos des eglises africaines independantes et des associations professionnelles de guerisseurs traditionnels au Botswana, ces deux types d’organisations formelles presentant une forme d’organisation dans la ligne de la logique de l’Etat postcolonial (via l’Acte des Societes), tout en soutenant en leur sein des positions ideologiques radicalement differentes des principes memes de l’Etat.

[xiv]            Je dois me referer ici a la version anglaise plus longue du present article.

[xv]             Voire van Rouveroy van Nieuwaal &van Dijk 1999, et references abondantes dans cet ouvrage.

[xvi] Van Binsbergen 1985, 1993a, 1993c.

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