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van Binsbergen, W.M.J., 2000, Le point de vue de Wim van Binsbergen, in: Autour dun livre. Afrocentrism, de Stephen Howe, et Afrocentrismes: Lhistoire des Africains entre Égypte et Amérique, de Jean-Pierre chrétien [ sic ] , François-Xavier Fauvelle-Aymar et Claude-Hélène Perrot (dir.), par Mohamed Mbodj, Jean Copans et Wim van Binsbergen, Politique africaine, no. 79, octobre 2000, pp. 175-180
Louvrage de Stephen Howe est avant tout un travail dhistoire intellectuelle, et sur ce plan il fait montre dune dérudition remarquable. Lampleur de largumentaire et létendue des lectures qui le sous-tendent sont tout à fait impressionnantes. Afrocentrism est lun des premiers ouvrages à étudier en détail, depuis ses plus lointaines origines jusquà ses ramifications contemporaines et ses manifestations les plus hautes en couleur, Iun des mouvements intellectuels et politiques les plus importants de notre époque. Il est indéniable que lauteur entend, avec ce livre, prononcer une condamnation définitive de lafrocentrisme. Ce qui le motive, cest de sonner lalarme face à ce que lui et dautres (à commencer par M. Lefkowitz[1]) considèrent comme un dévoiement des valeurs intellectuelles et morales au nom dune prise de conscience des Noirs, notamment des Afro-Americains.
Certes, on ne peut quêtre daccord avec Howe (et Lefkowitz) lorsquil énumère les défauts propres à ce phénomène: érudition médiocre, amateurisme, approche autodidacte dune histoire grandiose et de thèmes comparatistes, usage non systématique de sources et de méthodes sérieuses, isolement manifeste et déliberé des auteurs afrocentristes par rapport aux débats actuels et à létat des recherches dans les domaines quils abordent, basculements occasionnels dans un racisme noir, etc. Howe a, sur tous ces aspects, des choses très juste à dire. Mais je suis en désaccord total avec lui en ce qui concerne lampleur du rejet à opposer à lafrocentrisme. Pour Howe, Iafrocentrisme relève avant tout de ce que nous appelions, à notre époque marxiste, une fausse conscience, cest-à-dire une perception totalement erronée de la réalité, et qui peut être expliquée par la trajectoire historique suivie, au cours des derniers siècles, par la collectivité chez qui se rencontre cette représentation. Lorsque Howe juge lafrocentrisme tout bonnement intolérable, cest parce que, dans le contexte de politique de lidentité où evolue le monde postmoderne, il nest plus politiquement correct, et même de moins en moins politiquement possible, dignorer publiquement ou de congédier les affirmations afrocentristes -- doù leur influence grandissante dans le système éducatif américain. Pour Howe (p. 6) comme pour moi, la question centrale est ici celle de la verité de lafrocentrisme.
Stephen Howe se pose lui-même comme étant dabord intéressé par la dimension politique de lécriture de lhistoire, mais il échoue à semparer de la formidable question philosophique de ce qui constitue la vérité dans lanalyse historique. Et sil persiste à désigner la version afrocentrique de lhistoire comme mythique, il manque malheureusement loccasion dexplorer les dimensions potentiellement mythiques du courant principal, c.-à-d. non-afrocentriste, de lhistoriographie.
Pour Howe, la part de vérité de lafrocentrisme est nulle. En dautres termes, Iafrocentrisme est entièrement mythique. Pour moi,[2] au contraire, Iafrocentrisme contient, malgré ses défauts endémiques, un embryon de vérité, sous la forme dhypothèses à tester au sujet de possibles contributions que les Africains ont pu offrir au développement planétaire de la culture humaine. Cette position a dimportantes implications politiques et critiques. Car sil existe une possibilité, même infinie, que certaines thèses afrocentristes (fussent-elles faiblement élaborées et documentées) se trouvent validées une fois réformulées de manière scientifique et épreuvées dans les règles de lart, alors le rejet intégral de lafrocentrisme nest pas une attitude aussi positive et éclairée que le dit Howe (et Lefkowitz). Un tel rejet risque simplement dentériner le statu quo et de perpétuer le processus dexclusion que les Noirs, en Afrique et en dehors, ont subi depuis des siècles. Il y a ici un rôle à jouer pour un chercheur polémiste sans ancêtres noirs ni africains et qui ne peut être par conséquent soupçonné deffectuer un travail de conscientisation, mais qui pourtant, pour des motifs scientifiquement respectables, défend des positions semblables ou identiques à celles des afrocentristes. Martin Bernal est dans ce cas, et il est évidemment dénoncé par Howe.
Lhistoriographie offre un certain nombre de réponses toutes prêtes à cette question fondamentale: selon queue methode, et avec quelles validité et fiabilité, construisons-nous nos images du passé? Pour Howe, et pour dautres historiens qui se situent comme lui dans la tradition empirique tout en hésitant daccorder trop de credit à la théorie systématique, une approche méthodologique capitale est celle du « sens commun », qui consiste à recourir à leffet dauto-validation de la simple logique quotidienne et des concepts communs (du moins, communs dans le monde nord-atlantique, ou occidental). Inévitablement (les perspectives communes quotidiennes étant par définition intersubjectives, partagées par dautres et reconnues comme telles), le recours au sens commun joue en faveur des paradigmes considérés comme admis à un moment précis dans une discipline précise.
Le mérite de Bernal a justement été de nous révéler limmense portée historique et politique de lun de ces paradigmes, que le projet Black Athena entendait détruire. Ce paradigme est le suivant:
«La culture grecque classique fut pratiquement indépendante de toute influence venue du Proche-Orient ancien (Anatolie, Phénicie, Égypte, Palestine, Syrie, Mésopotamie » (a).
Sur le même plan, trois autres paradigmes historiques ont dominé la seconde moitié du XXe siècle:
- « lÉgypte ancienne, bien que située en bordure du continent africain, fut une civilisation essentiellement non africaine, dont les réalisations dans les domaines du religieux, du social, du politique, de lorganisation militaire, de larchitecture et des autres arts, sciences, etc., furent largement originales, et dont la dette, si tant est quelle existe, serait plutôt en faveur de lAsie occidentale que de lAfrique subsaharienne » (b).
- « lÉgypte ancienne na pas eu dimpact profond, durable et donc répérable sur le continent africain, et notamment en Afrique subsaharienne » (c).
- « LAfrique contemporaine est un patchwork composé de nombreuses cultures locales distinctes, chacune caracterisée par une langue distincte et donnant naissance à une identité ethnique distincte, à la lumière de quoi une plus large perspective sur une continuité culturelle du continent remontant au plus ancien passé doit être reléguée dans le regne de lidéologie et de lillusion » (d).
Formulés de cette façon, ces paradigmes, bien que largement admis par les chercheurs travaillant dans les champs contemporains des études africaines, classiques, etc., sont en principe des hypotheses testables. Quoiquils ne soient pas intrinsèquement idéologiques, ils sont évidemment en conformité avec la perspective nord-atlantique hégémonique à légard du reste du monde. Ils postulent un monde rigidement compartimenté, en contradiction non seulement avec ce que suggère notre expérience quotidienne de la mondialisation daujourdhui, mais aussi avec les flux, bien démontrables, qui ont diffusé techniques agricoles, armes, instruments de musique, langues, systèmes de croyances (y compris les grandes religions mondiales), systèmes formels tels que jeux à damiers, méthodes divinatoires, mythes et symboles, à travers tout le continent africain et de façon continue (dans une mesure considérable mais malheureusement peu étudiée) avec le reste de lAncien Monde, et même avec le Nouveau. Sous une semblable segmentation, cest toute une géopolitique mythique qui se revère: le mystère et la mystique de lEurope (et depuis plus récemment, de lAtlantique nord en général) peuvent être conservées comme base dun solide pouvoir idéologique en faveur du colonialisme et de lhégémonie postcoloniale. lÉgypte, IAfrique, les cultures africaines restent les derniers Autres, non seulement pour lAtlantique nord, mais aussi les unes pour les autres; une sorte de « diviser pour mieux regner» conceptuel et géopolitique qui les maintient dans une position subalterne. De même, le courant principal de diffusion des phénomènes culturels est défini comme allant du nord vers le sud, tandis que lidee indésirable de contre-courants allant vers le nord est tout simplement congédiée. Tout cela peut bien être en effet un ensemble d hypotheses à tester, mais cela ressemble beaucoup à des mythes géopolitiques supportant lhégémonie du Nord-atlantique.
Si lon peut démontrer que nos quatre paradigmes (de a à d) possèdent un potentiel idéologique hégémonique (pour ne rien dire de leur caractère totalement eurocentriste et raciste), il est probable que les paradigmes inverses (de a à d) auront une charge idéologique similaire mais opposée. Ces paradigmes inverses mettraient plutôt laccent sur les continuités historico-culturelles:
(a) entre la Grèce et le Proche-Orient ancien (y compris lÉgypte ancienne);
(b) entre dune part les cultures préhistoriques situées sur le continent africain au sud du tropique du Cancer, et lÉgypte dautre part;
(c) entre lÉgypte ancienne et les cultures africaines postérieures;
(d) entre les cultures africaines contemporaines prises dans leurs rapports mutuels, même abstraction faite de Iinfluence de lancienne Égypte.
Pour ma part, je soutiens que ces derniers paradigmes contiennent une critique saine et sérieuse des fausses idées dhégémonie, et quelles sont par conséquent, dans une très grande mesure, vraies (et ce de façon démontrable). Or, il se trouve que ces paradigmes inverses font partie des thèses centrales de lafrocentrisme, qui ne peut donc plus être rélégué au rang de fausse conscience ou doutil de prise de conscience des Noirs, mais mérite dêtre admis dans le sein du sein de la recherche. Congédier ces représentations inverses comme de purs et simples « mythes », à linstar de ce que fait Howe dans son soustitre et tout au long de son ouvrage, ce nest pas seulement commettre une injustice, cest aussi faire preuve de myopie, car la nature potentiellement mythique des paradigmes dominants est insuffisamment mise en avant.
La réalisation impeccable du dessein de Howe ne rend pas immédiatement apparente cette myopie. Nétant pas lui-même un africaniste, il doit être félicité pour le vein méticuleux quil a mis à assimiler la vaste bibliographie sur le sujet, traçant une synthèse médiane dans la ligne des paradigmes dominants. Il trouve peu de raisons, dans lénorme littérature consultée, de remettre en cause ces paradigmes du sens commun (a à d). Mais à-t-il assez cherché? Pour Howe, «en létat actuel, les preuves dun parallélisme entre les conceptions égyptiennes de la royauté et celles de lAfrique subsaharienne ou de la mer Egée sont extrèmement minces » (p. 130). Sur quelle autorité se base une telle affirmation ? Il est vrai que mes propres découvertes, révélant un très fort parallélisme, au niveau matériel, entre les royautés égyptienne et zambienne,[3] sont venues récompenser vingt ans de recherches, menées de lintérieur, sur les mythes et la royauté nkoya, ainsi quune expérience des études proche-orientales anciennes dont peu danthropologues et dafricanistes peuvent se prévaloir; ce qui donne une idée des problèmes méthodologiques et paradigmatiques soulevés. Toujours est-il que, contrairement à ce quaffirme Howe, les parallélismes entre lÉgypte ancienne et lAfrique subsaharienne sont massifs, bien quinégaux.
Stephen Howe na tout simplement pas passé assez de temps dans les différentes disciplines en rapport avec son propos, ni regardé assez attentivement autour de lui lorsquil y était. La sensibilité propre à chaque discipline lui échappe, de même que leurs contre-courants internes et leurs développements les plus récents. Dans le chapitre 3, par exemple, les origines africaines de lhumanité sont négligemment oubliées, et cest à peine si lon trouve une allusion aux découvertes récentes qui, au-delà de lidee désormais généralement admise selon laquelle lhominisation eut lieu en Afrique il y a quelque trois millions dannées, renforcent la probabilité que la révolution humaine dil y a cinquante mille ans eut également lieu (au moins en partie) en Afrique, produisant des hommes modernes caracterisés par le langage, Iart, le symbolisme, Iorganisation sociale, etc. Ajoutons à cela que, selon les découvertes les plus récentes, cest bien dAfrique que viennent les plus anciennes représentations animales, peintures et armes sophistiquées telles que les harpons barbelés. Que les hommes modernes possèdent un arrière-plan aussi probablement africain (et que, compte tenu de lexposition aux ultraviolets, ils aient sans doute été noirs de peau) fournit à lafrocentrisme une conjoncture trop favorable pour être simplement ignorée ou balayée de la main. Les bonnes intentions de Howe ne lont donc pas empêché de faire sienne une représentation de lhistoire du monde qui est potentiellement hégémonique, eurocentrique et mythique, et qui nest donc pas préférable à lalternative afrocentriste quil combat.
Je ne parlerai pas ici de la façon dont Howe tombe parfois dans la polémique inutile. Plus significatif me semble être le fait quil sacrifie des réputations scientifiques sur lautel de son indignation face à lafrocentrisme, et ce dautant plus promptement quil connait moins leur domaine de spécialisation. Ainsi de C. Ahmad Winters, Hérodote, H. Frankfort, Frobenius, Sergi. Ces chercheurs anciens et modernes ont en commun une chose qui les rend indésirables pour le sens commun, ce courant paradigmatique principal à lautorité duquel Howe fait appèl: ils ont tous la capacité de transgresser les frontières culturelles et géopolitiques établies, quil sagisse dexpliquer lorigine des guerres médiques par tout un contexte englobant lAncien Monde en entier (Hérodote), de réunir lÉgypte et la Mésopotamie dans la même perspective (Frankfort), ou encore dinsister sur les continuités flagrantes entre IAfrique de lOuest et du Nord, lEurope et lAsie, aux plans des langues (Winters), de systèmes de parenté et du symbolisme (Frobenius), ou bien de lanthropobiologie (Sergi).
De façon fort peu surprenante, les méchants de Howe apparaissent comme des héros intellectuels dans lun de mes prochains ouvrages. Le cas de Frobenius est particulièrement instructif. Chef de file de lafricanisme de son temps (le début du XXe siècle), il devint la principale source dinspiration de lafrocentrisme. Parmi dautres allégations, Howe reproche à Frobenius de trop mettre laccent sur les influences extérieures sexerçant sur les cultures africaines. Cette insistance supposée (attribuable par ailleurs à une vision déformée de son travail) ne sinscrit certainement pas dans lorientation afrocentriste, mais cest pourtant la conséquence inévitable des échanges culturels globaux qui filtrent depuis au moins le Paléolithique superieur. En réalité, nous rencontrons ici un cinquième paradigme du courant dominant:
«Aucune influence non africaine substantielle ne sest exercée sur lAfrique» (e).
Ce paradigme se trouve être partagé par les Africanistes de la fin du XXe siècle et par les afrocentristes. Pour moi, la dimension hégémonique de laffirmation contenue dans ce paradigme réside dans la combinaison de deux postures idéologiques: dabord la tendance nord-atlantique à posturer lalterité de ce qui est africain, tendance qui ne tolère pas que lAfrique puisse être polluée par des connections intercontinentales et qui refuse de la considérer comme partie dun monde plus large; en second lieu, je discerne ici la quête dune compensation face au sentiment de culpabilité engendré par la violation de la dignité africaine dans le contexte de la traite des esclaves et de la colonisation. Pour cela, je préfère le paradigme inverse:
(e) IAfrique a indéniablement fait partie du monde global et de lhumanité depuis ses origines africaines, tant par ce quelle a offert au monde que par ce quelle en a reçu, et les échanges culturels intercontinentaux ont été la règle de lhistoire humaine, en Afrique comme en dehors.
Au
final, soyons reconnaissants à Stephen Howe de nous fournir une
étude scientifique sérieuse de larrière-plan et des
contenus de lafrocentrisme comme moment de lhistoire
intellectuelle. Au-delà de son inquiétude quant à
lavenir de la recherche et de lenseignement, sa
critique dévastatrice de lafrocentrisme, sur les plans
politique et idéologique, provient de la meilleure des
intentions, celle de ne pas céder à lidée que les
intellectuels noirs senfermeraient dans un ghetto
intellectuel. À linverse de Bernal, qui tend à avoir
raison pour de mauvaises raisons, on peut dire que Howe a tort
pour de bonnes raisons. Ce livre ne met pas un terme à la thèse
de lafrocentrisme; et je puis volontiers relater le fait
que Howe fut sincèrement satisfait lorsque, lors dun
colloque ou le présent argumentaire fut avancé pour la
première fois, je plaidai (mais dune manière empirique et
référencée dépassant le cadre de la présente note) en faveur
de la possibilité détablir la vérité empirique de
certaines des thèses afrocentristes les plus précieuses. Ce
nest pas dans le ghetto noir ni dans ses équivalents
académiques (comme le Journal of African Civilizations ou Karnak
Publishers, deux bastions de lafrocentrisme) que
lafrocentrisme doit être contraint au débat, mais dans
lenvironnement ouvert, transparent et universellement
accessible de lUniversité elle-même. Ce nest
quainsi quil pourra être débarrassé de ses
faiblesses méthodologiques, du caractère réstrictif de la
sélection des faits, du refus obstiné dadmettre la
possibilité de mener lenquête scientifique avec
désintéressement, et par-dessus tout du racisme. Au-delà des
défauts indéniables de lafrocentrisme actuel, luit la
promesse dun avenir éclatant où, grâce à
linversion inspirée des paradigmes hégémoniques admis,
nous pouvons espérer nous approcher au plus près de la vérité
empirique et démontrable concernant les contributions que le
continent africain, depuis des millénaires, a offert à la
culture humaine planétaire.
Traduction
de François-Xavier Fauvelle-Aymar
[1] M. R. Lefkowitz, Not out of Africa. How Afrocentrism became an excuse to teach myth as history, New York, Basic Book, 1996.
[2] W. van Binshergen (ed.), Black Athena. Ten Years after, special issue, Talanta. Proceedings of the Dutch Archaeological and Historical Society, vol. 28-29, 1996-1997. Voir aussi ma contribution à Fauvelle-Aymar c.s., Afrocentrismes, Paris: Karthala, Dans le troisieme millenaire avec Black Athena, p.p. 127-150.
[3]
W. van Binsbergen, Global Bee Flight,
à paraître.
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